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dimanche 8 août 2010

La chrysalide

LA CHRYSALIDE
(extraits)

Piero della Francesca. Invention et preuves de la vraie Croix en présence de sainte Hélène. 

Sommaire de l'ouvrage

Historicité


Chapitre I - LE CHRIST ET L'OCCIDENT
I.1 Reflets de l'Édit de Nantes dans l'œil géant de Constantin
I.2 Le berceau occidental/oriental
I.2 Jésus le Christ, Jésus l'Occidental

Chapitre II - UNE HISTOIRE «SAINTE»
II.1 La chair, le désert et l'étirement du temps*
II.1.1 La chair comme poétique du corps
II.1.2 Le désert comme poétique de l'espace
II.1.3 L'étirement comme poétique du temps

II.2 «Toute histoire est une histoire sainte»
II.3 L'Église à la croisée du christianisme et de l'Occident
II.4 Saint Paul et la nécessité historique de l'Église

Chapitre III - LA MATRICE DE L'IMAGINAIRE OCCIDENTAL
III.1 Causalité divine et liberté humaine
III.2 De l'historicité chrétienne à l'historicité de l'Église
III.3 De l'historicité de l'Église à l'historicité occidentale
III.4 Du contrat historique du chrétien avec son Dieu

Signification
Chapitre I - MATER DOLOROSA
I.1 Les larmes du Christ sont-elles des larmes d'Éros?
I.2 Le poison de l'histoire

Chapitre II - MATER ECCLESIA
II.1 Le «pattern» de sainte Hélène*
II.2 Terra Mater, Magna Mater et Mater Ecclesia
II.3 Les métamorphoses du Père
II.4 La lactation de l'Église
II.5 La Mère nourricière

Chapitre III - STABAT MATER
III.1 «Je ne suis qu'un fumier»
III.2 Sanguis Martyrum
III.3 Marie Caca
III.4 Notre-Dame des Sept Douleurs

Moralisation
NOTRE-DAME DES SEPT PÉCHÉS

Chapitre I - L'ORGUEIL
I.1 L'idéologie chrétienne
I.2 L'ambivalence de l'histoire
I.3 Une idéologie de la grâce et du péché

Chapitre II - L'ENVIE
II.1 La culpabilité entre l'envie et la charité
II.2 La sotériologie

Chapitre III - LA COLÈRE
III.1 La paradoxe de saint Pierre
III.2 L'enjeu des persécutions
III.3 Le christianisme… romain
III.4 Dies Iræ
Chapitre IV - L'IMPURETÉ
IV.1 L'agapè contre l'éros
IV.2 L'économie politique du masochisme chrétien

Chapitre V - LA GOURMANDISE
V.1 Les deux cités de saint Augustin
V.2 La querelle des deux glaives

Chapitre VI - L'AVARICE
VI.1 Sol Invictus et l'unique des chrétiens
VI.2 «Ils n'ont pas ce à quoi ils ont droit!»
VI.3 Du culte des saints patrons à la corruption du Royaume des Cieux*

Chapitre VII - LA PARESSE
VII.1 «C'est tout p'tit chez la mère à Titi…»
VII.2 De la liberté de pensée à la mise à l'Index



LE CHRISTIANISME DANS LA CONSCIENCE HISTORIQUE OCCIDENTALE: LA RÉVOLUTION CHRÉTIENNE

Anachorètes du désert

HISTORICITÉ

II.1 LA CHAIR, LE DÉSERT ET L’ÉTIREMENT DU TEMPS

Mais la poétique de l’histoire sainte ne flotte pas dans l’air, comme une certitude spirituelle; elle s’enracine dans une triple poétique de l’imaginaire qui constitue précisément le grand syncrétisme de la société romaine de l’Antiquité tardive et les différents apports véhiculés par le christianisme cheminant. Une poétique de la chair d’abord, ou plus largement, du rôle et de la fonction du corps humain dans la théologie chrétienne: chair déchue et corps sauvé ou neutre et instrument du destin du chrétien? Puis, il y a la poétique de l’espace, le désert, celui de Jean-Baptiste, de la tentation de Jésus, mais plus sûrement encore des moines égyptiens et syriaques, désert qui, en Occident, aura tendance à se laisser remplacer par la forêt dense et touffue de la Gaule ou de la sylve germaine. Enfin, seulement, nous accédons à la poétique du temps, poétique où s’inscrira une représentation du temps entre la vie transitoire de l’homme et le triomphe éternel du chrétien, poétique du temps appelée à déboucher sur une théologie complexe de l’histoire.

II.1.1 LA CHAIR COMME POÉTIQUE DU CORPSIl est difficile ici de ne pas puiser dans cette somme qu’est l’œuvre de l’historien Peter Brown, Le renoncement à la chair, qui dissipe ou confirme les idées reçues sur l’attitude des Pères de l’Église face à la question du corps et de la sexualité. Parce que Dieu s’est incarné en la personne de Jésus-Christ, le corps pose immédiatement problème au croyant. Si nous considérons en plus que ce croyant vit dans une société dont les mœurs balancent entre la licence la plus scandaleuse (surtout parmi les couches sociales les plus élevées de l’Empire et parmi les arrivistes qui, tel Trimalchion, organisent des banquets où se vautrent des gens de toutes conditions), et un goût nouveau pour l’ascétisme, le stoïcisme, voire déjà une certaine forme de puritanisme, il n’est pas étonnant que la seconde génération de chrétiens se soit penchée sérieusement sur la question. «Dans les lettres de Paul, le corps humain nous est présenté comme sur une photographie prise à contre-jour: telle une silhouette noir de jais, dont les contours baignent dans la lumière. Périssable, faible, “semé méprisable”, “portant partout et toujours en notre corps la mort de Jésus” dans sa vulnérabilité aux risques physiques et à une amère frustration, le corps de Paul avait tout d’un “vase d’argile”. Pourtant, il brillait déjà d’une parcelle de ce même esprit qui avait arraché à la tombe le corps inanimé de Jésus, “pour que la vie de Jésus soit, elle aussi, manifestée dans notre chair mortelle”. (I Corinthiens, xv, 43)»1 Il était tentant déjà d’opposer le corps (rendu putride par le péché) à l’âme (purifiée par la mort du Christ), mais telle n’est pas la position immédiate de saint Paul. Plutôt qu’une opposition, l’apôtre des Gentils entend suggérer une complémentarité: «Faible chose en soi, le corps était présenté comme vivant à l’ombre d’une force puissante, la puissance de la chair: la fragilité physique du corps, sa vulnérabilité à la mort et l’indéniable penchant de ses instincts vers le péché servaient à Paul de synecdoque pour désigner l’état d’une humanité aux prises avec l’esprit de Dieu. Ces sombres résonances le recouvraient d’un voile inquiétant. “La chair”, ce n’était pas simplement le corps, un autre inférieur au moi, dont les aiguillons indisciplinés pouvaient parfois même bénéficier d’une certaine tolérance indulgente, en tant que représentant des exigences naturelles d’un être physique. Dans tous les écrits chrétiens ultérieurs, la notion de “chair” baigna le corps d’associations troublantes: d’une certaine façon, en tant que “chair”, les faiblesses et tentations du corps faisaient écho à un état d’impuissance, voire de rébellion contre Dieu, qui dépassait largement le corps proprement dit. […] Ainsi partagée entre l’esprit et la chair, la personne humaine n’était pas essentiellement un être déchiré entre le corps et l’âme. Avec Paul nous voyons plutôt les humains empoignés dans l’instant et passant, spectacle grandiose de la vie vécue dans la chair, toute tendue contre la Loi parce que sujette à la tyrannie de forces entr’aperçues, cabrées dans leur rébellion contre Dieu, à une vie de glorieuse liberté vécue dans le Christ, dans l’esprit: “L’esprit de Celui qui a relevé d’entre les morts Christ Jésus fera vivre aussi vos corps mortels.” (I. Corinthiens, xiv, 2.22.)»2 Le récit du martyre de sainte Perpétue (IIIe siècle) suivra exemplairement cette dichotomie: «Quelques jours avant l’incarcération, elle reçoit avec les autres le baptême et note sobrement que l’Esprit lui commande alors “de ne rien demander d’autre à l’eau que la résistance de la chair”. Cette notation discrète indique la foi dans l’efficacité sacramentelle, et une attitude de profonde cohérence avec l’enseignement sans doute reçu sur le sens du baptême et l’entrée dans la vie nouvelle qu’il représente».3 Plutôt que d’opposer le corps à l’âme, Paul divise le corps entre la chair - cette tunique de peau, comme l’appellera plus tard Origène -, et le corps comme temple de l’âme, selon la prophétie même de Jésus qui identifiait son propre corps aux murs du Temple de Jérusalem. Sur cette division entre la chair et le corps tenus comme distincts, aussi bien la patristique que le monachisme des premiers siècles va construire son discours, à la fois moral et théologique. Par exemple, «décrire la pensée ascétique comme “dualiste” et motivée par la haine du corps, c’est manquer son aspect le plus original et le plus poignant. Rarement, dans la pensée antique, on a considéré le corps comme si profondément impliqué dans la transformation de l’âme; et jamais il ne fut destiné à porter un fardeau aussi lourd. Pour les Pères du désert, le corps n’était pas une partie étrangère de la personne humaine, que l’on aurait pu, pour ainsi dire, “mettre entre parenthèses”. Il ne pouvait profiter de la tolérance distante que Plotin et beaucoup de sages païens étaient disposés à lui accorder, comme complément éphémère et accidentel du moi. Le corps était au contraire une présence dont le moine ne pouvait se défaire; il en parlait comme de “ce corps que Dieu m’a offert, comme un champ à cultiver, où je pourrai travailler et devenir riche”. Les théologiens de culture ascétique, tout au long des IVe et Ve siècles, ne se seraient pas attachés avec une énergie intellectuelle aussi féroce aux problèmes soulevés par l’incarnation du Christ et à son résultat, la fusion de l’humain et du divin en une seule et même personne, s’ils n’avaient perçu cette fusion comme le symbole obsédant de l’union énigmatique du corps et de l’âme dans leurs propres personnes».4

Sans anticiper sur ce que nous aurons à dire sur le kairos et l’évhémérisme d’un dieu recouvert de l’enveloppe charnelle et dégradée des humains, il est important d’enraciner ce poétique chrétien du corps dans l’Incarnation même de Jésus que reproduit chaque chrétien en sa complète intériorité: «La douce précision de la divine miséricorde avait voulu que chaque corps fût adapté aux besoins particuliers de son âme, jusque dans les détails les plus infimes, de même que chaque personne avait une écriture indiscutablement sienne. Les relations de chacun avec son corps avaient donc leur propre histoire insondablement singulière: à l’œil de Dieu, la “chasteté” de Pierre était aussi différente de la “chasteté” de Paul que l’étaient les signatures de chaque apôtre. Face à leur corps de chair et de sang, irréductiblement singuliers, tous les croyants se démenaient pour entretenir en eux la formidable élan du désir ardent que leur esprit avait de Dieu».5 Cette position devait être celle d’Origène (†253), dont la légende parle davantage de son automutilation (il se serait fait châtrer par un médecin, suivant sa propre demande, mais la chose est-elle sûre?), que de son approche tout en nuance des relations du corps et de l’âme. Nuance qui, malheureusement, ne sera pas toujours suivie avec sagesse ou modération. Plus souvent, le sort du Christ fait du corps du fidèle le tragique enjeu des combats qui se livrent en lui entre la connaissance et l’ignorance. Si le chrétien stoïcien prétend connaître sa force et sa maîtrise de soi, rassemblant en lui l’héritage le plus noble de la gravitas romaine et la sérénité qui devrait être celle de tout chrétien assuré de son salut, le corps de l’autre - et ici, en particulier, de l’autre féminin - lui apparaît comme menaçant et éprouvant. Pour le chrétien des premiers siècles, selon l’interprétation que nous livre Peter Brown de l’opinion d’Eusèbe d’Émèse, le corps de la femme apparaîtrait déjà comme ce continent noir qu’il sera encore pour Freud: «Pour les hommes de l’Antiquité tardive, le corps féminin était le corps le plus étranger de tous. Il leur était aussi opposé que le désert à la terre habitée. Quand il était consacré pour son état de virginité, il pouvait apparaître comme un désert intact en lui-même: c’était le point ultime que pouvait atteindre une chair humaine que le Christ, en venant sur elle, avait transformée en quelque chose de particulièrement précieux.6 Étrangeté du corps - étrangeté sur laquelle nous aurons également à revenir -, et qui sera cause, pour bien des chrétiens, de grands tourments intérieurs, psychologiques et moraux. En première ligne, les différents gnosticismes. Les manichéens en particulier, et leur fondateur Mani (†273), se laisseront tenter par la réinsertion d’un discours franchement dualiste opposant le corps à l’âme comme le principe du Mal au principe du Bien, comble d’une hérésie inacceptable pour le monothéisme judéo-chrétien: «Comment pouvait-on espérer se purifier à jamais par de simples ablutions externes de “ce sang et de cette bile et de cette flatulence et de cet excrément honteux”, de cet “humus de souillure”? Le corps était en soi une cause perdue. La première vision de Mani fut celle de son vrai moi, de son Esprit-Jumeau. De ce Jumeau, il apprit un message confié à son âme avant qu’elle ne fût entrée dans son corps, “avant que je ne me fusse revêtu de cet instrument, et avant que je fusse amené à cette détestable chair, et avant que je ne me revêtisse de son ivresse”. Pourtant, Mani ne rejetait pas purement et simplement le corps. Si, la continence aidant, sa sainteté était préservée, le corps des croyants pouvait jouer un rôle jusque dans la rédemption de l’univers. Le drame cosmique dont Mani avait eu la révélation était plus optimiste que celui d’aucun système gnostique antérieur. Le monde physique était profondément souillé; mais il n’était pas irrévocablement déchu. Juste sous la surface chatoyait l’espoir d’une grande délivrance que produirait sur terre la vraie Église de Mani».7 Nous retrouverons cet «optimisme» chez un lointain disciple des manichéens, le futur saint Augustin, qui, après les condamnations exemplaires d’Ambroise et de Jérôme, tout en conservant une vision tout aussi doloriste de la déchéance du corps, voudra quand même conserver un imaginaire d’une chair distincte du corps, car, comme le rappelle Brown, «Le corps était pour lui un problème précisément parce qu’il devait être aimé et chéri: “Laisse-moi te le dire de manière encore plus intime. Ta chair est comme ta femme […] Aime-la, blâme-la; qu’elle soit formée dans un seul lien du corps et de l’âme, un seul lien de concorde conjugale […] Apprends à présent à maîtriser ce que tu recevras comme un tout unifié. Qu’il soit privé maintenant, afin qu’il puisse alors bénéficier de l’abondance.” (Enarratio in Psalmum)»8

II.1.2 LE DÉSERT COMME POÉTIQUE DE L’ESPACEÀ la chair comme poétique du corps devait correspondre le désert comme poétique de l’espace chrétien des premiers siècles, désert qui, encore là, montre combien l’Orient égyptien, syriaque puis byzantin devait marquer les premiers siècles où se forgea l’imaginaire du christianisme, et qui, en Europe, devait être relayé par les forêts, voire même par la mer une fois atteints les rivages de l’Atlantique. La mer de Melville, celle où le capitaine Achab pourchasse Moby Dick devait, encore au XIXe siècle, procéder de cette poétique de l’espace, et il n’est pas dit que les espaces intersidéraux de la science-fiction moderne n’appartiennent pas également à cet ordre de l’imaginaire chrétien. Quoi qu’il en soit, le désert des anachorètes égyptiens et des stylites syriens des premiers siècles offre déjà une première poétique de l’espace chrétien. Nous avons mentionné - et nous reparlerons - du mouvement baptiste d’où serait issu le Précurseur, Jean, le «cousin» de Jésus, dont la prédication est déjà celle des futurs anachorètes du désert. De plus, l’épisode centrale où le Christ errant dans le désert est soumis aux tentations démoniaques, propose déjà une première idée de ce que sera le désert dans la patrologie chrétienne. Peter Brown fait remarquer combien «le mythe du désert fut l’une des créations les plus durables de l’Antiquité tardive. C’était avant tout un mythe libérateur par sa précision même. Il délimitait la présence écrasante du “monde”, dont les chrétiens devaient se libérer en traçant une nette frontière écologique. Ce mythe assimilait le processus de retraite du monde au déplacement d’une zone écologique à l’autre, de la terre habitée d’Égypte au désert. C’était une frontière brutale par sa clarté même, déjà chargée d’associations immémoriales. […] Vu des modestes hauteurs du désert d’Égypte, cependant, le “monde” n’était ni plus ni moins que la vallée verte en contre-bas. C’était une vallée de villages surpeuplés, condamnés à un travail sans répit par la peur toujours présente de la famine. Les anciens temples régnaient sur ces villages. Durant le IVe et une grande partie du Ve siècle, les temples raisonnaient encore des oracles qui prédisaient la crue du Nil: des rumeurs séduisantes, des rumeurs de démons, aussi obsédantes que le coassement excité des grenouilles le long des canaux croupissants, dans la tension des nuits avant que le grand fleuve une fois encore ne s’éveillât à la vie pour inonder les champs desséchés. Vu du désert, ce pasage intemporel donnait à la notion de “monde” une réalité concrète, une précision qui lui avaient fait défaut dans toute la sensibilité chrétienne plus ancienne. Fuir le “monde”, c’était quitter une structure sociale précise pour une autre possibilité tout aussi précise et, comme nous le verrons, tout aussi sociale. Le désert était un “monde à l’envers”, un endroit où pouvait grandir une “cité” de rechange. Ainsi, Pacôme, le fondateur des premiers grands monastères d’Égypte, mort en 346, put créer une chaîne de “déserts” faits de main d’homme entre les taudis campagnards du cours moyen du Nil. Les grands monastères pacômiens de Tabennîsi, Pbov et leurs dépendances apparurent rapidement comme des villages différents, des villages en miniature, bouclés derrière leurs murs défensifs».9 Depuis l’Ancien Testament, le désert était présenté comme l’un des endroits privilégiés de la rencontre de l’homme avec le surnaturel. Le livre de l’Exode racontait comment Moïse et le Peuple Élu marchèrent dans le désert, vers la Terre Promise, durant quarante ans, quotidiennement nourri et abreuvé par Yahweh lui-même. L’enseignement de la religion chrétienne n’oubliait pas, dans son iconographie, cet épisode prophétique du peuple hébreu: «Toutes les références à un repas, comprenant a fortiori les événements miraculeux comme ceux d’Israël dans le désert, étaient accueillis comme des allusions au sacrement de la communion. Cela peut expliquer entre autres, la représentation solennelle et hiératique du peuple qui mange la manne et les cailles au milieu du désert: par un anachronisme remarquable, ils sont déjà des communiants».10 Plus particulièrement, le désert et la ville reproduisent ici le partage de la chair et du corps, puisque c’est dans le désert que l’ermite, le stylite et l’anachorète vont faire l’épreuve de l’ordalie, de la tentation, du tourment auquel le Christ déjà avait été confronté: «Le diable l’emmène encore sur une très haute montagne, lui montre tous les royaumes du monde avec leur gloire et lui dit: “Tout cela, je te le donnerai, si tu tombes à mes pieds et m’adores”» (Mt iv. 8-9). L’analogie est claire. Le désert devient le lieu fantasmatique où vont se manifester les plus étranges hallucinations. Comme le rappelle Jacques Lacarrière, ce sont des «étendues de dunes pétrifiées, où les dépôts laiteux de nitre rendaient insoutenable la réverbération du soleil, où les puits étaient rares, la végétation réduite à quelques palmiers et quelques roseaux, n’offraient aucun repère qui puisse aider le voyageur. “Il fallait, dit Rufin, y avancer en observant le cours des astres”, la nuit, après avoir dormi tout le jour dans quelque trou, à l’ombre d’un palmier. Voyage exténuant, dangereux même, et dont Rufin nous a laissé une description fort pittoresque. Sans doute, les différents dangers du désert qu’il énumère… ont-ils un sens symbolique: dragons, fondrières, voleurs et crocodiles ne se trouvent jamais par hasard sur la route du pèlerin. Comment serait-ce possible puisque les minéraux eux-mêmes, les pierres, le nitre, ces rochers à forme humaine sont là par quelque volonté de Dieu? À travers le récit romanesque - et très nettement symbolique - de Rufin, on devine pourtant des fatigues et des dangers réels, qui montrent que ce “pèlerinage aux sources” n’était pas de tout repos…»11

Mais de toutes les épreuves qui rapproche le plus le désert de la chair, c’est la faim. L’angoisse de la famine appelle au jeûne, à la pratique ascétique, au renoncement au plus grand des plaisirs, celui de manger. Pourtant, l’Égypte, précisément, n’est pas terre de famines: «Quel que fût son statut social, aucun Égyptien du IVe siècle n’aurait pu douter un seul instant que la population de son pays vivait sous ce voile mortuaire, la crainte perpétuelle de la famine. Ce n’était pas pour rien que “pauvreté et famine”, “le pauvre” et “l’affamé” avaient la même racine dans la langue copte. Tandis que la vallée du Nil était une zone de nourriture, protégée contre la menace de la famine, on pensait le désert comme la zone dépourvue de nourriture humaine: c’était l’espace du non-humain. Pour cette raison, l’ascète du désert livrait son combat le plus implacable contre le ventre plus que contre la sexualité. Ce fut son triomphe dans la lutte contre la faim qui produisit, dans l’imagination populaire, les visions les plus majestueuses et les plus obsédantes d’une nouvelle humanité. Rien moins que l’espoir du Paradis retrouvé scintillait, de manière intermittente, mais bien identifiable, autour des figures qui avaient osé créer une “cité” d’hommes dans un paysage dépourvu de nourriture humaine. […] Les titillations et les chuchotements du “démon de la fornication”, qui semblent tellement fasciner les lecteurs modernes, paraissaient triviaux à côté de si lugubres obsessions».12 À mesure que le christianisme s’est étendu, surtout vers l’Occident, la fantasmatique du désert s’est modifiée en celle de la forêt - en témoignent les interprétations des tentations de saint Antoine par les peintres de la Renaissance et du Baroque: si les illustrations de Sassetta (XVe siècle), de Bosch, de Peter Huys contiennent encore la mémoire du désert égyptien, à partir de Cranach, Patinir et surtout de Jacques Callot (XVIe-XVIIe siècles), c’est nettement un décor européen qui sert de toile de fond aux tourments du malheureux ermite. Il faudra attendre Gaston Hoffmann (1936) et Dali pour voir saint Antoine ramené dans son désert de soleil et de pierrailles.13 Entre-temps, le protestantisme huguenot avait repris à son compte la mystique du Désert, échappant aux persécutions de la monarchie bourbonienne en fuyant dans le maquis, où bosquets, forêts et désert - surtout les montagnes des Cévennes - reproduisaient la déchirure de la chair physique du corps mystique, soumettant le réformé aux mêmes épreuves que celles déjouées par le Christ.

II.1.3 L’ÉTIREMENT COMME POÉTIQUE DU TEMPS
Comme le suggère encore Peter Brown en parlant d’Évagre le Pontique, «la vie du désert, avec son étirement du temps presque aussi infini et souvent aussi triste que les sables interminables, lui parlait de la patience sans limite de Dieu».14 Cette expérience intime du temps fut d’abord théorisée par Méthode d’Olympe qui, tout en étant chrétien, partageait la philosophie néo-platonicienne de Plotin et Porphyre en se faisant l’auteur, à l’image de Platon, d’un Banquet. Dans cet ouvrage, Méthode associait sa philosophie de l’histoire à la continence de la chair, unissant l’étirement du temps à la pratique d’une virginité perpétuelle: «Il avait de l’histoire de l’humanité la vision d’une civilisation qui se débarrassait en douceur de ses mécontents. L’histoire humaine, telle qu’il la présentait, était l’histoire de la lente mais sûre domestication de la pulsion sexuelle brute. L’humanité était née d’un inceste bestial et avait lentement progressé vers la polygamie. Mais maintenant que la terre était pleinement peuplée, même une modération conjugale imperturbable - la sõphrosùnè que louaient chez les bonnes épouses tant d’épitaphes du monde grec contemporain - avait cédé le pas à l’aphrharsia, la stabilité incorrompue de l’état virginal. C’était une vision de l’humanité qui s’était paisiblement assagie, dont les gambades adolescentes appartenaient depuis longtemps au passé et qui abordait désormais la fin des temps, “toute passion éteinte”. C’est dans le petit groupe de vierges consacrées de Méthode qu’il fallait voir l’apogée de l’histoire…»15 Le développement de la théologie chrétienne devait ramener ce thème récurrent chaque fois qu’il serait question de définir le statut de l’homme face au divin. L’étirement du temps prolongeait ainsi l’épreuve du désert où la chair était soumise aux tourments de la conscience assaillie par la tentation. Origène, pour sa part, posait ainsi le problème: «Si nous sommes doués de libre arbitre, certaines puissances peuvent bien nous pousser au mal et d’autres nous aider à faire notre salut, nous ne sommes pas contraints par la nécessité d’agir bien ou mal». Interrogation toute augustinienne déjà, car, spécifie Brown: «Un certain sentiment de l’histoire se fait jour chez Origène quand il présente son idée de la virginité. Il la donnait pour un lien privilégié entre le ciel et la terre. Car ce n’était qu’à travers le corps “saint” d’une vierge que Dieu avait pu s’unir en personne à l’humanité, permettant ainsi à l’espèce humaine de parler, enfin, d’Emmanuel, “Dieu parmi nous”. L’incarnation du Christ, à travers Sa descente dans un corps vierge, marquait l’aube d’une mutation historique: “La nature divine et la nature humaine ont commencé à s’entrelacer, afin que la nature humaine, par la participation à la divinité, soit divinisée.” 16 Bref, la virginité devenait, par son étirement d’un état d’innocence et de pureté, la métaphore physique et morale de l’étirement du temps comme expérience intime de la durée chrétienne.

Avec saint Grégoire de Nysse (†394), nous assistons à un renversement du sens profond accordé à la métaphore de la virginité. Psychanalyste avant l’heure, Grégoire de Nysse s’interroge sur les causes de la chute et de la corruption: «Grégoire souffrait véritablement de la façon dont l’irruption de la mort avait radicalement changé l’expérience humaine du temps. S’il n’avait pas été obsédé par le désir d’échapper au temps, Grégoire n’eût pas plaidé avec une telle conviction en faveur de la virginité et, par suite, de la continence totale des hommes. Il eût pu se satisfaire des devoirs de la reproduction presque détachés du corps, qui avaient été la norme dans sa famille jusqu’à sa propre génération. Mais seule une mesure énergique, ne plus se marier ni mettre d’enfants au monde, permettait d’exorciser l’angoisse née du sentiment de l’écoulement inexorable du temps».17 On assiste ici à une aggravation du sens de la métaphore: l’étirement du temps se recouvre des imperfections de la chair; ce qui était considéré comme une imitation de Jésus-Christ devenait la douloureuse expérience du péché. À côté d’un temps corrompu - celui de l’histoire - apparaît un temps pur, celui d’avant la Chute: «La création avait commencé avec une temporalité “pure”. L’âme d’Adam pouvait tendre pour toujours vers son but, changeant constamment et déployant ses aptitudes en une suite mesurée, conformément au développement sans entraves de son amour pour Dieu. C’était un sentiment du temps et du changement si certain de son but, si constant dans son équilibre, qu’il apparaissait, par contraste avec le temps présent, aussi ferme qu’un roc. Le sentiment du temps introduit par la mort était à l’opposé de cette stabilité. C’était un temps que l’on pouvait comparer à la roue que l’on fait tourner, au remplissage interminable des moules à brique vides, l’un après l’autre, sans efforts pour gravir une pente de sable. Les grandes fêtes de l’Église, le doux flamboiement des candélabres et les accents continus des voix d’hommes et de femmes dans les répons des Psaumes semblaient offrir sur terre une expérience du “temps hors du temps”; mais même des moments si solennels n’étaient rien de plus que des tentatives pour trouver la quadrature du cercle. L’expérience humaine actuelle du temps était l’expérience d’un temps “vicié”. C’était un temps factice, créé à l’intérieur du moi par des inquiétudes sans répit. Il se manifestait sous la forme d’une “prolongation” perpétuelle et sans repos de l’âme dans un avenir inconnu et menaçant».18 La sexualité prenait sur elle le fardeau de l’expiation du péché originel. En même temps, l’ascétisme, la virginité étaient présentés comme des thérapies en vue d’éloigner l’angoisse de la mort qui dévorait tout chrétien: «Le moyen le plus efficace de supprimer cette peur était de se soustraire à la seule institution sociale dont la peur de la mort avait expressément motivé l’existence. Le mariage a validé la société organisée sur cette crainte. Les relations sexuelles dans le mariage avaient été le dernier arrêt avant la sortie d’Adam et Ève, lors de leur triste exil du paradis. C’est en s’unissant pour avoir des enfants qu’ils ont reconnu en eux-mêmes la terreur de l’anéantissement dans toute son ampleur. Abandonner le mariage, c’était affronter victorieusement la mort. C’était refuser de donner de nouveaux otages à la mort sous la forme des enfants. Mieux encore: l’abandon du mariage impliquait que l’âme avait rompu avec l’obsession de la continuité physique, qui était le trait le plus caractéristique d’une humanité prisonnière du temps “vicié”. Dans le cœur de l’être continent, ce lourd battement d’horloge qui faisait tomber le temps était lui-même tombé dans le silence».19 Voilà en quoi l’approche du temps et de l’histoire de Grégoire de Nysse relève de la thérapie psychanalytique: «Toutefois, il faut définir soigneusement l’objet principal de méfiance chez Grégoire: finalement, il se souciait moins des pesanteurs du corps que du nœud serré des angoisses qui s’étaient rassemblés à l’intérieur de l’âme. Ces angoisses lui semblent rechercher un répit dans des continuités qui s’étendaient loin au-delà du corps, dans la société dans son ensemble. La conception du temps déchu chez Grégoire supposait la notion d’une société déchue. Par l’accumulation des richesses, par la conservation du pouvoir, par-dessus tout, par le mariage et la recherche d’une continuité directe et concrète grâce aux fils et aux filles, avec toutes les dispositions sociales que la continuité dynastique entraînait pour les membres de la haute société: c’était ainsi que les êtres humains cherchaient à remédier aux ruptures imposées par la mort. Le résultat était que la pensée de Grégoire tendait à considérer le corps de l’individu replacé dans le corps étendu d’une société humaine, qui mobilisait son énergie pour toujours contre la mort».20 Des symptômes physiques et somatiques, Grégoire invitait à regarder au-delà de l’âme chrétienne, c’est-à-dire vers le poids moral que faisait peser la société sur l’individu.

La philosophie du temps de Grégoire de Nysse se répandit dans le monde chrétien oriental et atteignit même les Pères latins. Elle devait influencer notoirement - directement ou indirectement - la première philosophie de l’histoire, celle de saint Augustin: «La race humaine dépendait encore, pour sa perpétuation, de la pulsion sexuelle. Mais dans l’humanité d’après la chute, on ne pouvait plus considérer comme allant de soi la qualité précise de la relation sexuelle. Elle n’était plus ce qu’elle avait été pour Grégoire de Nysse et Jean Chrysostome - un remède miséricordieux, quoique maladroit, contre la mort. Pour Augustin, elle était, en elle-même, une ombre en miniature de la mort. Comme la mort, la naissance et l’apogée de la sensation sexuelle bafouaient la volonté. Ses mouvements aléatoires suggéraient une dislocation originelle. elle révélait un discordiosum, un principe permanent de discorde logé dans la personne humaine depuis la Chute».21 Cette philosophie du temps et de l’histoire, partagée entre Les Confessions et La Cité de Dieu, ses œuvres majeures et les plus lues, devait donner naissance à cette idée d’Histoire sainte en relation intime avec l’histoire profane comme substitut des deux temps énoncés par Eusèbe de Césarée et la fissure entre la chair et le corps, le désert et l’espace, l’étirement (qui devient Histoire) et le temps. Augustin reprenait le problème là où Grégoire de Nysse l’avait mené, soulignant «l’ambivalence fondamentale du temps marqué par le péché, le vieillissement et la mort, [exprimant] son expérience dans les catégories platoniciennes. Pour lui la femme, fille d’Ève, génératrice de la vie dans le temps, qui détient le pouvoir de mettre au monde les enfants, reste très profondément ambiguë».22 La corruption amorcée par la déchéance d’Ève devait voir ses conséquences se répercuter sur la société humaine, séparée désormais de la Cité sainte, la Jérusalem céleste; la société civile et l’Église seraient, dans l’Histoire, dans la même relation que la chair par rapport au corps, temple de l’âme «La catastrophe qu’il fallait expliquer n’était pas qu’il y eût une société humaine où des hommes et des femmes se mariaient, faisaient l’amour et avaient des enfants. Ce serait arrivé sans la chute d’Adam et Ève. Ce qui lui demeurait une sombre énigme était la déformation de la volonté de ceux qui, à présent, constituaient la société. La volonté humaine déviée, et non le mariage, pas même la pulsion sexuelle, voilà la nouveauté dans la condition humaine après la chute d’Adam. La volonté déchue a soumis les liens originaux de la société humaine, donnés par Dieu - l’amitié, le mariage et l’autorité paternelle -, aux chocs écœurants de l’égoïsme, qui les faisaient vaciller, se fissurer et changer de nature. C’était la volonté détournée du présent qui avait conduit au développement de l’esclavage et à l’apparition sinistre de l’État comme agent nécessaire de coercition. Les institutions sociales dans lesquelles une humanité non déchue eût pu se déployer pour former une puissante communauté politique, une res publica comme celle que désirait ardemment Cicéron, étaient devenues de sévères murs de prison, conçus désormais pour contenir les pires excès de l’égoïsme, de la violence et de l’autodestruction d’une humanité déchue. Les hommes et les femmes n’étaient pas tombés “dans” la société du haut de la condition angélique du paradis; ils avaient plutôt entraîné la société dans leur chute: “L’homme […] est devenu antisocial par usure interne.”»23 La philosophie de l’histoire se doublait définitivement d’une théologie qui se fixait pour but d’expliquer ces relations troubles de l’étirement du temps face à la promesse faite par le Christ, la veille de l’Ascension.

Notes I(II.1).
  1. P. Brown. Le renoncement à la chair, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 1995, p. 75.
  2. P. Brown. ibid. pp. 76-77.
  3. F. Culdaut. «Entre terre et ciel», in J. Delumeau (éd.) La religion de ma mère, Paris, Éditions du Cerf, 1992, pp. 28-29.
  4. P. Brown. op. cit. p. 291. Pour les tuniques de peau, d'Origène. ibid. p. 359.
  5. P. Brown. ibid. p. 212.
  6. P. Brown. ibid. p. 332.
  7. P. Brown. ibid. p. 250.
  8. P. Brown. ibid. pp. 509-510.
  9. P. Brown. ibid. pp. 268 et 269.
  10. A. Grabar. Les voies de la création en iconographie chrétienne, Paris, Flammarion, Col. Champs # 615, 1979-1994, p. 243.
  11. J. Lacarrière. Les hommes ivres de Dieu, Paris, Seuil, Col. Points-Sagesses # Sa33, 1975, p. 121.
  12. P. Brown. op. cit. pp. 270 et 272.
  13. F. Tristan (éd.) Les Tentations de Jérôme Bosch à Salvador Dali, .v., Balland/Massin, 1981. Sur l'imaginaire de la forêt, cf. J.-P. Coupal. La Préhistoire oubliée, précédée du Petit traité de philosophie de l'histoire, Montréal, Édition de l'auteur, 1999, p. 101 sq.
  14. P. Brown. op. cit. p. 448.
  15. P. Brown. ibid. p. 235.
  16. Cité in P. Brown. ibid. pp. 212 et 224.
  17. P. Brown. ibid. p. 361.
  18. P. Brown. ibid. pp. 361-362.
  19. P. Brown. ibid. p. 363.
  20. P. Brown. ibid. pp. 366-367.
  21. P. Brown. ibid. p. 488.
  22. F. Culdaut, in J. Delumeau (éd.) op. cit. p. 35.
  23. P. Brown. op. cit. pp. 484-485.
Jean-Paul Coupal.
La chrysalide,pp. 46-54.

Sainte Clotilde épouse de Clovis
et mère de filles qui toutes épousèrent
des princes européens (pattern de sainte Hélène)

SIGNIFICATION

II.1 LE «PATTERN» DE SAINTE HÉLÈNE

C’est ici que le chapitre 3 des Mémoires d’Occident de Yerri Kempf devient des plus évocateurs afin de pénétrer le cœur de cette ambivalence de la dimension significative du christianisme occidentale et de l’Église romaine. Nourri des apologies de Constantin, Yerri Kempf considère le christianisme d’abord comme «un phénomène surnaturel»1, allant jusqu’à reconnaître que chacune des conversions de Paul de Tarse et de Constantin le Grand, «fut provoquée par un fait miraculeux»2, tous deux participant de la même intrigue: la christianisation, l’un par l’évangélisation de Rome, l’autre par la romanisation du christianisme. Mais si Paul fut foudroyé sur le chemin de Damas, Constantin, par contre, aurait été amené à se convertir à la suite d’une sérite de manifestations miraculeuses, surtout encouragé par le travail de sa mère Hélène, épouse du César gouverneur de la Gaule, Constance Chlore: «Sainte Hélène était convertie à la nouvelle religion et son influence sur son fils fut sans doute à l’origine de la conversion de celui-ci».3 Bien que, face à l’autorité maternelle, Constantin n’apparaît pas, à la différence d’Augustin devant sa mère Monique, comme un fils soumis et obéissant mais plutôt comme un ambitieux têtu, il jouirait «déjà d’un extraordinaire prestige, autant par ses vertus militaires que par sa belle stature physique».4 Cette description contraste avec celles que Kempf trace des autres empereurs romains, cruels et débauchés: Tibère, Caligula, Claude, Othon, Commode, Caracalla et Héliogabale, allant jusqu’à passer sous silence des esprits forts comme Trajan, Hadrien, Antonin et Marc-Aurèle.

Constantin épousa Fausta, sœur de Maxence et fille de Maximien, ancien Auguste de Rome, co-régent avec Dioclétien. Maxence lui a succédé sur le trône de Rome. Une rivalité s’est élevée entre Constantin, héritier du poste de César de Gaule et Maxence, Auguste de Rome. Par son mariage, Constantin fut reconnu par son beau-père Maximien qui le soutient contre son propre fils, ce qu’illustra symboliquement la fameuse remise par Fausta d’un casque d’or à son époux. Mais devant le succès de Constantin, Maximien changea de poulain et complota la mort de son gendre. Fausta le trahit en le dénonçant à Constantin qui lui tendit un piège pour le confondre avant de le faire étrangler en prison. Autant Kempf valorise-t-il le rôle de Constantin, autant ce détail est ramassé en une ligne laconique: «le malheureux fut retrouvé pendu le lendemain matin»!5

Puis, c’est le fameux récit de la marche de Constantin sur Rome, sa vision dans le ciel de la croix et de l’inscription grecque «Triomphe par ceci». Le même soir, il rêve que le Christ lui montre la croix en lui «ordonnant» de faire sur ce modèle un étendard, le labarum. Et c’est le récit de la victoire décisive de Constantin sur Maxence au pont Milvius (28 octobre 312). Yerri Kempf s’étend ensuite sur les conséquences bénéfiques de cette victoire, de l’édit de Milan et de la normalisation du christianisme dans les lois romaines. Il fait de l’empereur un réformateur moral qui légifère sur le mariage et la famille, sur l’égalité de tous devant la justice, etc. Sa rivalité contre Licinius, Auguste d’Orient, est présentée comme une véritable guerre de religion.6 Yerri Kempf fait fi de tout le côté négatif de Constantin, du meurtre de sa femme, cette chère Fausta, et de son propre fils, Crispus, de la chute finale de l’empereur dans l’arianisme, de ses tendances césaropapistes lors du concile de Nicée (325), etc. Il termine son chapitre par une vision mystique de l’Occident comme anti-chambre du Royaume des Cieux: «Au bout de presque deux mille ans de christianisme, nous savons maintenant que le Royaume du Christ n’est pas de ce monde et que si l’homme grâce à la morale chrétienne, a fait quelques progrès, il reste néanmoins tributaire des insuffisances de son jugement et des contradictions de ses appétits. Si extraordinaires sont les hommes qui vivent vraiment selon les préceptes du sermon sur la montagne que nous en faisons des saints. Et les saints sont rares!…»7 Les «insuffisances de jugement» et les «contradictions des appétits» font parties de ce bagage traditionnel de l’Église du «refus de l’histoire», mais ce n’est pas cette partie du discours historien qui nous intéresse présentement. Ce qui importe de comprendre du récit de Yerri Kempf, c’est la relation qu’il sous-entend, préalablement à l’action historique de Constantin, entre une mère convertie, Hélène, déjà rejointe par la grâce «objective» de Dieu, et un père tempérant bien que païen, Constance Chlore, tous deux imagos du bon père et de la bonne mère, et, bien sûr, le fils fidèle et obéissant, Constantin. En face, viennent se dresser une épouse qui se substitue à la mère, Fausta et un beau-père ambivalent, Maximien, qui s’aligneront bientôt sur les imago de la mauvaise mère et du mauvais père, enfin Maxence (puis Licinius) qui occupent successivement l’imago du mauvais fils, païens et persécuteurs de chrétiens, vaincus par le juste, Constantin, le (futur) converti. Mais la seule filiation fantasmatique importante et dominante du mythe, c’est celle qui conduit à la conversion, le lien entre Hélène et son fils Constantin, la mère, celle qui, toujours selon la légende, devait retrouver au cours d’un pèlerinage à Jérusalem, les fragments de la Vraie Croix. C’est ainsi que serait né et que s’est développé l’un des grands mythes historiques occidentaux: la conversion du monde par la vertu pieuse et sainte de la figure maternelle: sainte Hélène.

Cette structure mythique est aussi fondamentale au christianisme que la Résurrection du Christ. On la retrouve dans les Discours sur l’histoire universelle de Bossuet (Iere partie, XIe époque), lorsque, parlant de la Paix de l’Église, l’Aigle de Meaux commente: «Constantin, déshonoré par la malice de sa femme, reçut en même temps beaucoup d’honneur par la piété de sa mère».8 C’est déjà l’action de la Vierge qui, par son Immaculée Conception, rend possible le rachat de l’ensemble de l’humanité venue par le péché d’Ève. La Mère seule peut assurer le salut de la femme en particulier, et du reste de l’humanité en général. Elle est le premier intercesseur auprès de Jésus et de Dieu. Elle est la figure avec laquelle s’identifie l’Église. Le mythe est si beau que d’autres auteurs voudraient le voir se répéter en d’autres circonstances. Ainsi Julia Mammaea et son fils le chétif Sévère Alexandre préfigurent, pour Daniel-Rops, le couple Hélène/Constantin: «Assez indifférent aux vieilles traditions romaines, très soumis à l’influence de sa mère Julia Mammaea, qui s’intéressait énormément au christianisme, au surplus entouré de chrétiens dans sa cour, il rêvait lui aussi d’un syncrétisme, mais bienveillant, éclectique et qui n’eût jamais voulu être persécuteur».9 Mais le «moment propice», le kairos, n’était pas encore venu, et Sévère Alexandre n’avait pas la stature de Constantin: «Sévère Alexandre, un enfant de treize ans, honnête, mais terne, devait rester un éternel mineur; deux femmes syriennes l’une et l’autre, sa grand-mère Maesa et sa mère Mamaea, deux intelligences et deux volontés, gouvernaient pour lui et cherchèrent dans un nouveau retour au régime civil la garantie suprême contre le danger militaire, cette tare chronique de l’œuvre impériale, dont la gravité se profilait chaque jour plus menaçante à l’horizon. Tant bien que mal, plutôt mal que bien, la tentative se prolongea pendant treize ans. Un jour vint, cependant, où les soldats se fâchèrent; ils se débarrassèrent de l’empereur par l’assassinat».10

Mais le mythe a pris du plomb dans l’aile au cours de la deuxième moitié du XXe siècle. D’abord, il n’est plus du tout certain que la conversion d’Hélène ait précédé celle de Constantin et pour le romaniste Paul Petit, «il est certain qu’Hélène, la mère de Constantin, ne devint chrétienne qu’après son fils».11 Longtemps écartée parce qu’elle porterait un tort indélébile à la réputation «chrétienne» de Constantin, depuis les travaux de l’historien polonais Löwenklav (1576), la version sombre de la vie de l’empereur ne peut plus être ignorée. Daniel-Rops, qui n’échappe pas à l’emprise du mythe de Hélène, doit traiter le meurtre de Fausta et la mise à mort de Crispus sur l’ordre de l’époux et père Constantin, comme des exemples de la parole de Jésus (Lc XII, 51): «Pensez-vous que je sois apparu pour établir la paix sur la terre?…»: «Des incidents, pas très graves, se produisirent, qui exaspérèrent l’Auguste. Fut-ce à leur propos que Fausta, l’impératrice, excita la colère du Maître contre Crispus, fils d’un premier mariage de Constantin, jeune César plein d’allant, vainqueur de la bataille navale des Dardanelles? Insinua-t-elle que l’héritier du trône était trop populaire à Rome et chercha-t-elle ainsi à préparer la place pour ses propres enfants? La chronique scandaleuse chuchota que les vraies raisons du drame étaient d’un ordre plus intime, qu’entre la “beauté redoutable” de la Diva et la jeunesse du Prince existaient de scabreusses relations, mêlées d’attirance et de dépit. La femme de Putiphar accusa-t-elle injustement Joseph? On apprit, coup sur coup, que Crispus avait été arrêté, jeté dans la forteresse de Pola, puis exécuté. La nouvelle fit, dans tout l’Empire, un bruit énorme, qu’amplifia et rendit terrible le hurlement de la vieille impératrice Hélène qui accourut reprocher à son fils l’assassinat du plus cher de ses petits-enfants. Bouleversé, torturé, flageolant de remords et d’angoisse, Constantin ne vit plus d’issue pour lui que dans un nouveau crime. Un matin, au moment où Fausta allait prendre un bain, des gardes envahirent la salle, la jetèrent dans la piscine et, de leurs glaives lardant la chair nue, la maintinrent au fond de l’eau fumante et bientôt rouge. Raison d’État? Motifs de discipline morale? Les païens qui ricanèrent devant cet Auguste chrétien aux mains sanglantes, avaient-ils tort? Dans cette âme de bonne volonté mais traversée par la peur et la violence, le message de Jésus n’avait vraiment pas amené la paix».12 Malgré cet adoucissement de l’histoire par la fiction, il est clair que l’empereur romain réagissait exactement comme ses prédécesseurs païens.

Mais la contestation «scientifique» des bases du mythe de la conversion de Constantin sous l’influence de sa mère, arrive trop tard. Il est vrai qu’au temps de Grégoire de Tours, comme le rappelle Peter Brown, «la relique de la Vraie Croix, avec ses associations chrétiennes évidentes, sa connexion au monde impérial et sa splendide châsse byzantine avait toute chance d’être le fragment de sacré le moins ambigu que l’on pût trouver dans la Gaule du VIe siècle. Pourtant, le récit de Grégoire nous montre avec quelle lenteur et quelle prudence a été créée et entretenue sa réputation. Peu importent les réactions que la confrontation avec une relique serait susceptible de provoquer chez un historien d’aujourd’hui, on peut faire confiance aux hommes du VIe siècle: ils examinaient avec soin les dents du cheval qu’on leur offrait».13 C’est donc sur des racines beaucoup plus profondes et encore indistinctes que s’est élaboré, à travers tant de voies différentes de la conversion des peuples «barbares» aux Ve et VIe siècles, ce pattern éminemment symbolique. Ainsi, au XVIIIe siècle, l’historien rationaliste anglais Edward Gibbon raconte l’une de ces voies de conversion en Afrique du Nord, lorsque les Vandales se trouvent confrontés à une communauté catholique zélée où «tout jusqu’à leurs maîtresses […] mêlaient les caresses et la controverse» religieuse!14 Il est difficile de dire la juste part du rôle des «mères» ou des «épouses-(mères)» sur leurs fils ou époux dans leur conversion au christianisme romain, ou encore la «contamination» littéraire du mythe d’Hélène sur les autres récits fondateurs relatant l’origine des nations européennes et de distinguer tout cela de la masse des autres raisons politiques ou sociales qui ont pu mener ces peuples à se convertir au christianisme romain. Quoi qu’il en soit, le mythe de Hélène et de Constantin revient constamment dans les récits historiographiques de la christianisation des royaumes barbares:

TABLEAU I : LE PATTERN DE SAINTE HÉLENE

date - femmes - son lien avec le roi - territoires

IVe s. - Sainte Nina ou Nino, ou Christina ou Chrétienne - nul - Georgie
496 - Clotilde - épouse du roi des Francs, Clovis - France
±580 - Ingonde* épouse d’Herménégild, fils du roi arien des Wisigoths - Espagne
VIIe s. - Theodelinde et sa fille Berthe - épouse d’Agilulf roi des Lombards - Italie du nord
VIIe s. - Berthe - épouse du roi du Kent, Ethelbert - royaumes anglo-saxons
VIIe s. - Ethelburge*, fille de la précédente, épouse du roi de Northumbrie, Edwin
IXe s. - Sarolta ou Caroline - grand-mère de saint Étienne Ier - Hongrie
912 - Gisèle - épouse de Rollon, chef des Normands - Normandie
921 - Ludmilla - grand-mère du futur roi Venceslas - Bohême
966 - Dobrawa - épouse de Miesco Ier roi de la dynastie des Piast - Pologne
* Ingonde, Berthe et Ethelburge sont les arrières petites-filles de Clotilde. Le rapprochement entre l’action de ces reines et celle de sainte Hélène n’a pas échappé aux contemporains. Ainsi, la lettre que le pape Grégoire le Grand adressa à Berthe lors du baptême du roi Ethelbert et de son peuple, le dit implicitement: «Nous avons béni Dieu Tout-Puissant qui a désigné faire de la conversion de la nation des “Angli”, votre récompense… Depuis longtemps votre prudence chrétienne inclinait l’esprit de notre glorieux fils votre époux à embrasser la foi qui était la vôtre pour le salut de son royaume et de son âme, pour que, de lui et par lui, vous fût acquise dans les joies du ciel, la récompense de la conversion de toute votre nation… Vos mérites ne sont pas connus seulement des Romains, mais bien d’autres encore, et à Constantinople même du Sérénissime Prince…»15 Quoi qu’il en soit, l’action évangélique des mères ou des reines envers leurs royaux parents entraîna en bout de ligne la conversion d’un grand nombre des royaumes barbares, leur évitant même le risque de l’hérésie arienne à laquelle la plupart de ces rois se voyaient tentés, considérant la grande libéralité politique du christianisme arien. Il semblerait que seules l’Irlande et l’Allemagne n’aient pas eu de reprises nationales du mythe constantinien, devenu ainsi un véritable pattern de l’historiographie occidentale. Malheur en tout cas à celui qui, comme ce fût le cas en 883 pour le chef normand Gotafrid, qui reçut le baptême en même temps que le droit d’épouser Gisèle, fille de Lothaire II, le païen apostasie: il est massacré sur-le-champs (885)! Il suffit de lire le récit de la conversion des Wisigoths d’Espagne par l’historien Jean Descola pour retrouver les imago et les conflits à la base du pattern de sainte Hélène dans le récit de la conversion de Constantin.

Le roi wisigoth Léovigilde est arien, c’est un «prince énergique et tenace» qui «avait le goût et le sens de la grandeur». Ce roi-soldat pensât faire un bon coup diplomatique en «reprenant la tradition des alliances franco-gothiques, il demanda pour son fils Herménégilde la main d’Ingonde, fille de Brunehaut et de Sigebert. Léovigilde ne se doutait pas qu’en accueillant à la cour de Tolède Ingonde la catholique, il précipitait la chute de l’arianisme. […] Ingonde, en acceptant Herménégilde, en lui jurant fidélité, s’était fait à elle-même un serment farouche, celui de convertir son époux à la foi catholique».16 Léovigilde, plutôt débonnaire en matière religieuse a pour épouse son ancienne belle-sœur, Goswinthe, arienne fanatique et ennemie jurée de Ingonde. Les éternelles altercations entre les deux femmes entraînent Léovigilde à envoyer son fils Herménégilde et sa femme à Séville, en qualité de gouverneur d’Andalousie. Saint Léandre, évêque de la place, farouche défenseur des catholiques contre les ariens fait alliance avec Ingonde et cuisinent séparément le malheureux prince, de sorte qu’«après de longues hésitations, Herménégilde reçut le baptême catholique».17 La crise atteint un point culminant lorsque Herménégilde s’oppose à Léovigilde. Nombre de villes espagnoles se joignent aux catholiques et «l’indomptable petite femme, ivre de son triomphe, ne cessait d’encourager la résistance de son mari”. Léovigilde réussit à capturer puis à faire tuer Herménégilde (13 avril 585), mais son frère, Récarède, voyant l’ascension irrésistible du catholicisme, se convertit et, après la mort de Léovigilde son père, fait de l’Espagne une nation catholique.

Certes, l’histoire varie sensiblement de celle de la conversion de Constantin, ce qui montre que le pattern de sainte Hélène demeure une structure significative distincte de la trame narrative de chaque récit. Ce qu’on retrouve dans toutes ces histoires, ce sont les mêmes projections d’imago parentales: le bon père (saint Léandre) contre le mauvais (Léovigilde); la bonne mère-épouse (Ingonde) et la mauvaise (Goswinthe), enfin le bon fils (Herménégilde-Récarède). Qu’importe le caractère original du canevas de l’intrigue, l’action d’Ingonde, petite-fille de Clotilde reine de France et épouse de Clovis, ouvre sur un même résultat que l’action d’Hélène sur Constantin. Ce que notre analyse de l’historiographie comparée nous révèle, c’est qu’une même structure significative s’adaptera aux circonstances événementielles. Ceci tend à montrer combien la signification du pattern de sainte Hélène s’investit à la fois de l’hystérie portée par la figure maternelle et de la névrose intériorisée par le fils «converti» au christianisme. Désormais, la conversion de l’Occident s’effectuera par les femmes, plus exactement par la figure maternelle.

La chose n’était pourtant pas encore claire dans le cas de Constantin, aussi serait-il bon de faire l’archéologie du pattern de sainte-Hélène. Selon le romaniste Paul Petit, le moins que l’on puisse dire de Constantin, c’est qu’il fut un grand rêveur et que le Christ n’était pas le seul à hanter ses songes: «Le panégyriste de 310, qui prononce à Trêves en juillet l’éloge de l’empereur en sa présence, affirme nettement que Constantin venu dans ce temple d’Apollon, dans les Vosges, a vu le dieu accompagné de la Victoire lui tendre des couronnes de laurier qui lui prédisaient trente années de règne. Le chiffre XXX figurait donc dans cette “vision” qui serait, pour certains savants, la seule que Constantin aurait jamais connue et comme l’archétype des récits postérieurs de Lactance et d’Eusèbe. Il semble difficile que les chrétiens aient fabriqué plus tard ce réarrangement, d’autant plus que le signe XXX diffère sensiblement du christogramme, et évoque nettement les anniversaires et les vota impériaux. D’un point de vue rationnel, de quoi s’agissait-il? Ou bien Constantin subissait périodiquement des symptômes de névrose hallucinatoire comme le rêve de 312, soit qu’il savait nourrir de superstitions particulièrement habiles une propagande personnelle, quoi qu’il en soit, Constantin se proclama désormais le protégé d’Apollon, c’est-à-dire politiquement de Sol Invictus . Il en revient ainsi aux croyances probables de son père et à celles de Claude le Gothique, dont il commence, au même moment exactement, à se prétendre le descendant. En ce temps où les tendances monothéistes s’exprimaient volontiers sous une forme solaire, particulièrement apte à un vaste syncrétisme, ce choix apparaît à la fois comme psychologiquement vraisemblable et politiquement fructueux, même si l’on récuse les influences platoniciennes, peu probables en ce moment sur un jeune homme encore inculte. Jusqu’en 312, Sol Invictus est le patron exclusif de Constantin et les symboles solaires seront de loin les derniers à disparaître de ses monnaies».18 On le voit, Constantin s’identifie d’abord à Sol Invictus, symbole par excellence de la figure du Père qui emplit toute la signification de l’Epigeios theós.19 Pour cette raison, «sa belle stature et sa force physique» resplendissent à la fois de la virilité et du divin.

En fait, le passage du Sol Invictus au Christ du labarum est moins difficile à faire qu’il n’y paraît, surtout si la conception du dieu transcendant demeure la signification profonde de l’État romain. C’est ainsi que André Grabar analye en profondeur la signification de l’étendard selon l’optique opportuniste de Constantin: «Cette intervention impériale nous intéresse à bien des égards; tout d’abord, nous sommes en présence d’un cas rarissime de création d’image chrétienne dont les origines et l’inventeur nous sont connus, de même que le lieu de son invention (Rome), sa date (313), et les circonstances historiques (la veille de la bataille du Ponte Milvio). Certes, sur le plan iconographique, la nouvelle est peu remarquable, et on ne peut que regretter sa médiocrité. Pour une fois cependant, les sources écrites et les témoignages archéologiques sont exceptionnellement explicites quant à la signification religieuse de cette devise chrétienne, adoptée et mise en circulation par Constantin. C’était un symbole du Christ - c’est intentionnellement que je dis Christ et non religion chrétienne - dont l’usage était réservé à l’armée, y compris l’empereur lui-même, chef de l’armée romaine, le monogramme figurant sur son casque et sur son étendard: ce symbole avait donc manifestement une valeur prophylactique. L’armée choisissait ainsi pour protecteur et pour guide celui dont elle portait le monogramme. En d’autres termes, le nouveau symbole, né pendant les années décisives pour la victoire de l’Église, et adopté par l’auteur impérial de son triomphe, gardait encore une fonction pratique, comme tout ce qui, dans l’iconographie chrétienne, remontait à une tradition antérieure (imagerie funéraire), et à ce titre, il était archaïsant. On notera encore que, conformément aux usages de l’iconographie plus ancienne, ce symbole n’était ni une explication ni un reflet des dogmes ou des grands principes du christianisme. On l’utilisait pour évoquer, sinon pour représenter le salut par le Christ, avec en plus une note particulière: anticipant ainsi sur l’avenir de l’art chrétien, la protection impliquée par le symbole n’était pas individuelle mais collective. Seulement, la collectivité en question n’était pas encore, comme plus tard après la victoire de l’Église sur les empereurs ariens, l’Église chrétienne dans son ensemble. En 313, Constantin ne voyait pas les choses du même œil que le clergé, et la collectivité que le symbole choisi par lui devait protéger était en fait son armée, c’est-à-dire l’empire à la tête duquel il était placé».20 En rien la fonction religieuse de l’Empereur ne souffrit de ce déplacement; bien au contraire, par la victoire militaire, ce déplacement réussit à fonder la stabilité politique qui allait permettre enfin d’asseoir un règne durable sur un trône porté jusque-là par des personnalités éphémères: l’avantage n’en revenait-il pas à la transition religieuse? Mais Constantin ne cessa d’hésiter durant tout son règne: «Selon de bons auteurs, il chercha d’abord, et pendant longtemps, à concilier sa croyance nouvelle et sa fidélité à Sol Invictus au sein d’une sorte de “philosophie” monothéiste que les panégyristes païens de 313 et de 321 transcrivent en termes vagues, susceptibles de satisfaire à la fois les tenants des deux religions…»21 Et ce n’est que bien longtemps après l’édit de 313, entre 320 et 322, que ces symboles disparaîtront. C’est en octobre 324 que «le titre d’Invictus disparaît des inscription officielles, où il est remplacé par celui de Victor: c’est l’abandon de l’idéologie solaire».22 Sans être totalement un acte d’opportunisme politique - ce qui est démontré par ses longues hésitations -, la conversion de Constantin révèle une reconnaissance, par un potentat, d’une nouvelle superstition populaire dont il ignore tout de la substance: «Pourtant un changement irrécusable se produit dès 312, après la célèbre “vision” chrétienne au cours de la campagne contre Maxence, et plus précisément à la veille de la bataille du pont Milvius. Le texte de Lactance presque contemporain est plus sobre et meilleur en tous points que celui d’Eusèbe, tardif et embelli, voire romancé d’après des souvenirs déformés de Constantin lui-même. Durant la nuit qui précéda la bataille, il “fut averti pendant son sommeil de faire marquer les boucliers du signe céleste …X traversé par la lettre I infléchie vers son sommet”. Quelle que soit la façon exacte dont on se représente ce signe céleste, croix monogrammatique, †°, chrisme formée des premières lettres, un Chi et un Rhó, du mot Chresto, il s’agissait là certainement d’un symbole chrétien et l’empereur en fut informé. En le faisant figurer sur le bouclier de ses hommes il a pu obéir à une triple intention: 1° utiliser un signe magique, une sorte de talisman bénéfique; 2° promettre en cas de victoire de reconnaître le dieu des chrétiens, c’est-à-dire en somme faire un vœu (suscipere votum) à la manière romaine; 3° pratiquer une évocation, c’est-à-dire faire passer dans son camp ce dieu des chrétiens dont il connaissait l’influence sur une partie de la population romaine, et que Maxence avait cherché lui ausi à se concilier».23

«Il n’y a pas de conversions brusques, rappelait Maurice Goguel, il y en a seulement qui, après avoir été plus ou moins longuement préparées dans l’inconscient, se manifestent brusquement. Tel a été le cas pour Paul…»24, tel a été le cas également pour Constantin. Il s’est converti en dépit et à cause du fait que «le contenu de l’idée intéresse moins que la charge émotionnelle attachée au mythe qui l’exprime».25 En ce sens, le «constantinisme» est bien une subversion du christianisme puisque la «charge émotionnelle» qui animait Constantin n’était plus celle qui pouvait animer Paul devant le martyr des chrétiens, mais l’échéance d’un affrontement pour le trône et le pouvoir de l’Empire. D’où que le récit de l’apparition de la croix dans le ciel et du in hoc signo vinces à la veille de la bataille du Pont Milvius, en 312, contient toutes les marques de la rencontre de la perversion chrétienne et de l’Oikoumenè et de la subversion romaine du christianisme: «Mais le récit lui-même de la conversion manifeste la dénaturation profonde de l’Évangile. Une grande partie de la perversion a déjà eu lieu. En effet comment concevoir que la croix, instrument de supplice, concernant surtout les esclaves, et sur le plan humain manifestant l’échec historique de Jésus, puisse avoir été présentée comme le signe d’une victoire, militaire et politique. La croix est signe du salut par l’attestation de l’amour de Dieu qui va jusqu’à la mort, et de rien d’autre. Elle ne peut pas être signe d’une victoire militaire. Surtout signe donné à un chef politique puissant. C’est-à-dire: la croix est signe de la faiblesse et de l’humilité de Dieu. Tout au long de l’Ancien Testament, on voit Dieu choisir pour le représenter ce qu’il y a de plus faible, de plus humble (choix de Moïse le bègue, de Samuel enfant, de Saül le plus petit, de David en face de Goliath, etc.) et Paul nous redit: Dieu choisit les choses faibles du monde pour confondre les forts. Et voici qu'en ce cas, contradiction éclatante, avec Constantin Dieu choisit un Auguste, un triomphal chef militaire!… Cette vision et ce miracle sont totalement impossibles».26 Tout cela n’est donc qu’un artifice, et un artifice politique qui trouve son précédant à la bataille d’Emèse, lorsque les armées d’Aurélien affrontèrent les armées de la reine Zénobie de Palmyre: «Pendant la bataille, les cavaliers romains faiblirent et déjà ils pensaient à la fuite. Alors l’infanterie eut une vision divine qui l’exhorta à tenir. Le vainqueur pénétra dans Emèse et y reconnut dans le dieu solaire cette apparition qui était venue au secours de ses soldats. En son honneur il éleva le temple, à Rome, sur la pente du Quirinal».27 Constantin n’a donc fait qu’inverser le moment de la reconnaissance du dieu vainqueur avec le signe prémonitoire avant le combat. Ce subterfuge, qui réussit si bien à Aurélien, devint un moyen de propagande étincelant pour la cause de Constantin! La synthèse chrétienne suppose que si le masochisme est bien la voie de la gloire et du triomphe par le chemin le plus difficile, et qu’à travers faiblesse et défaite on atteint ses objectifs avec plus de grandeur, alors le succès militaire suivi de la conversion de Constantin s’avèrent être la récompense de deux siècles de martyres et de persécutions endurés par les chrétiens indéfectibles. Pour les Chrétiens, la victoire de Constantin est lue comme la reconnaissance qu’ils sont les plus forts, qu’ils dominent les païens de leur vérité et de leur endurance. C’est bien autre chose et combien plus qu’une simple «opération politique de propagande»28; c’est la résurrection même du christianisme!

Symboliquement, le pattern de sainte Hélène aboutit non pas à l’éviction de Sol Invictus, mais à sa mise en tutelle sous la figure de la Mère désormais incarnée par l’Église. Le pattern traduirait la structure symbolique que le philosophe Hume déplorait en son temps (XVIIIe siècle): «À la tête de toutes les sortes de superstition, dit Strabon, on trouve les femmes. Ce sont elles qui excitent les hommes à la dévotion et aux supplications, et à l’observance des jours religieux».29 Ce processus de mise en tutelle révèle le degré d’érosion où en était rendue l’initiation pédérastique après des siècles de romanité car, malgré son importance, dans la réalité, «le père restait une figure distante et impressionnante, comparée aux véritables éducateurs: c’étaient en fait le père nourricier et le professeur de rhétorique, silencieusement mais efficacement renforcés par la mère, qui transmettaient les valeurs de la société aux enfants de chaque génération. […] Or, pour tous ces jeunes gens bien élevés, le bon père, c’était leur professeur, non leur père. La révolution religieuse de l’Antiquité tardive contient un nombre surprenant d’incidents décisifs sur un même modèle, la rencontre d’un jeune homme seul et ambitieux avec un homme assez âgé pour être son père: c’est Grégoire le Thaumaturge avec Origène, Julien avec l’eunuque Mardonius et Augustin avec Ambroise…»30 Avec le christianisme, c’est la mère, en définitive, qui s’imposait comme la désignatrice de l’éraste par l’intermédiaire du maître spirituel: «Dans les communautés que Paul avait fondées, le corps - et plus particulièrement le corps du jeune mâle - ne devait connaître aucun de ces moments d’insouciance et d’indétermination que lui autorisaient les païens. Le corps n’était pas chose neutre, entre la nature et la cité».31 Maître spirituel qui a hérité de toutes les qualités du philosophe antique: «considérons, suggère André Grabar, une autre figure allégorique du Christ qui apparaît aussi tôt que le Bon Pasteur et qui le représente sous les traits d’un philosophe. Contrairement au Bon Pasteur, cette allégorie fut oubliée par la suite, et c’est pourquoi il nous est plus difficile de reconnaître le Christ sous les traits du philosophe allégorique tel qu’on le trouve sur bien des sarcophages chrétiens archaïques. Mais l’éxégèse moderne ne permet pas de douter que l’homme barbu, au torse nu ou à demi nu, drapé dans un pallium, qu’on montre assis sur un tabouret, souvent en train de lire un livre, soit certainement le Christ, présenté comme le tenant de la “vraie” philosophie. Bien entendu, le croyant défunt prend parfois les traits du philosophe, mais en général, cette iconographie est réservée à Jésus, et le défunt s’incline devant le philosophe qui lui a enseigné la doctrine de la vérité».32 Enfin, selon «la métaphore de la maternité, déjà présente dans une très ancienne formule attestée sous la plume d’Augustin, de Césaire et de Grégoire le Grand: le prédicateur [se faisait] “mère des âmes”»33

Plutôt que mettre les passions au service de la Cité ou de faire l’éducation civique d’un éphèbe, mieux valait cultiver en lui un complet état d’apathie afin de le consacrer entièrement aux choses de Dieu: «L’état d’apàtheia, de dépassement des “passions”, qu’Évagre et ses partisans considéraient comme le sommet de la vie spirituelle n’était pas envisagé seulement pour des reclus désincarnés. C’était plutôt une grâce accordée aux guides spirituels des deux sexes, et qui leur donnait une vaste ouverture de cœur aux autres. Leur pureté durement gagnée “brillait dans la douceur de l’âme comme l’astre du jour dans le ciel d’aurore”».34 On comprend ainsi sous un jour nouveau ce dont parlent les Confessions de saint Augustin, lorsqu’à propos des relations entre son père et sa mère, sainte Monique (Livre IX), il associe son rôle auprès de lui, Augustin, à la fonction maternelle, universelle, de la sainte Église: «Elle finit, dans les derniers temps qu’il vécut ici-bas, par te gagner son mari et n’eut plus à pleurer en lui dès qu’il fut établi dans la foi, ce qu’elle avait enduré quand il ne l’était pas encore. Servante aussi de tes serviteurs, elle apportait pour quiconque la connaissait force motifs à te louer, à te rendre hommage et à t’aimer: chacun sentait, et les fruits d’une vie sainte l’attestaient, ta présence dans son cœur. Femme d’un seul mari, elle avait payé ses parents d’égal retour, exercé chez elle la piété, fait ses preuves dans les bonnes œuvres. Elle avait élevé ses fils en un travail d’enfantement, repris chaque fois qu’elle les voyait gauchir loin de toi. En dernier lieu, tandis que, gracieusement autorisés à nous dire tes serviteurs, tous ayant, avant qu’elle ne s’endormît en toi, reçu la grâce de ton baptême, nous vivions désormais en communauté, elle nous soigna, comme si elle eût à tous été notre mère, elle nous servit, comme si elle eût à tous été notre fille». Mais surtout, «elle… se donnait assez de mal, afin que toi, mon Dieu, plutôt que lui, fusses mon père».35 Voilà pourquoi Peter Brown se sent autorisé d’écrire que «dans un pays qui, si on en juge par Monique, était bien pourvu en mères dominatrices, la Catholica, l’Église catholique, était tout naturellement “la mère”. “Une seule mère douée de rejetons nombreux: c’est d’elle que nous sommes nés, c’est son lait qui nous a nourris et c’est grâce à son esprit que nous sommes maintenus en vie”. [saint Cyprien] On voyait dans cette Église comme un havre de sécurité et de pureté dans un monde où régnaient des pouvoirs démoniaques».36 En fait, c’est toute la patristique chrétienne qui devait s’élaborer sous la figure de la Mère: «Tous les Pères de l’Église ont trouvé la foi chrétienne installée à leur berceau, soit que leur famille fût toute entière convertie, et parfois depuis plusieurs générations, comme c’est le cas pour saint Basile et ses frères, soit du moins dans la personne de leur mère. Le rôle joué par ces ferventes chrétiennes dans la formation et l’évolution spirituelles de chacun d’eux a souvent été considérable: tout le monde connaît celui de sainte Monique auprès de saint Augustin, mais il y aurait bien d’autres exemples à citer: la mère de saint Ambroise, celle de Saint Jean Chrysostome, Anthousa, qui restée veuve à vingt ans renonça à se remarier…, pour se consacrer tout entière à l’éducation de son fils; ou encore sainte Macrine, la sœur aînée de saint Basile, qui se dévoua pareillement auprès de leur jeune frère Grégoire de Nysse: restée vierge, elle termina ses jours au monastère».37

Quel étrange retour des choses que l’Antiquité tardive ait vu les hommes s’intéresser à la littérature païenne et les femmes portées «naturellement» vers la littérature chrétienne, exactement comme dans les milieux bourgeois libéraux du XIXe siècle, du moins, si on en croit certains mémoires autobiographiques. De même que Sidoine Apollinaire, au milieu du Ve siècle, observant la bibliothèque d’un ami, «déplore que les auteurs païens soient séparés des chrétiens - les païens près des sièges réservés aux messieurs, les chrétiens près de ceux des dames»38, de même, au XIXe siècle, dans la France convulsée d’une succession de révolutions et de contre-révolutions, c’est par les femmes - les Mères encore - que se transmettent les héritages royaliste et catholique. Catholique d’abord, car déjà Chateaubriand était un conservateur avéré avec son Essai historique, politique et moral sur les Révolutions (1797), son premier ouvrage notoire, partageant l’antipathie des Philosophes du XVIIIe siècle pour le Christianisme, mais, en 1799, la mort de sa mère le convertit, comme jadis saint Augustin sous la bienveillance maternelle, et il compose son Génie du Christianisme (1802). D’un point de vue plus ample, «les données de la pratique religieuse - notes des curés, statistiques des diocèses - nous le disent: partout, les femmes sont alors beaucoup plus nombreuses que les hommes à assister à la messe et à communier régulièrement».39 Royaliste ensuite, comme pour le poète Charles Maurras: «Alors que le père de Maurras avait été libéral, romantique, sa mère était dévote et royaliste… Le grand-père de Léon, Vincent Daudet [le père de l’écrivain Charles Daudet], avait été royaliste et sa grand-mère avait passé une bonne partie de sa vie à l’église… c’est Marthe (Allard, seconde femme de Léon Daudet) qui le ramena au catholicisme…»40 Face à la réaction conservatrice, le gouvernement laïque républicain dégage une stratégie pertinente: «Tandis que s’exaspère la lutte anticléricale, l’éducation des jeunes filles apparaît comme un enjeu des luttes politiques; pour les républicains des années 1875: “Les femmes tiennent la société, l’Église tient les femmes. Si l’on veut libérer la société de l’Église, il faut lui enlever l’éducation des femmes.”»41 Stratégie qui ne leurre par les autorités catholiques qui répliquent par une Lettre apostolique au général des Jésuites (3 décembre 1922), où le pape Pie XI consacre officiellement que les Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola sont dictante Deïpara, c’est-à-dire que c’est «sous la dictée de la Mère de Dieu, qu’il ait écrit ce “code parfait de tout bon soldat de Jésus-Christ”».42

Notes II(II.1)
  1. Y. Kempf. Mémoires d'Occident, Montréal, Beauchemin, 1962, p. 46.
  2. Y. Kempf. ibid. p. 46.
  3. Y. Kempf. ibid. p. 49.
  4. Y. Kempf. ibid. p. 49.
  5. Y. Kempf. ibid. p. 50.
  6. Y. Kempf. ibid. p. 56.
  7. Y. Kempf. ibid. p. 57.
  8. Bossuet. Discours sur l'histoire universelle, Paris, Garnier-Flammarion, Col. G.-F. # 110, 1966, p. 119.
  9. H. Daniel-Rops. L'Église des Apôtres et des Martyrs, Paris, Fayard, Col. Les Grandes Études historiques, 1948, p. 425.
  10. L. Homo. Les empereurs romains et le christianisme, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1931, p. 13.
  11. P. Petit. Histoire générale de l'Empire romain, t. 3: Le Bas-Empire, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire # H37, 1974, p. 59.
  12. H. Daniel-Rops. op. cit. pp. 497-498.
  13. P. Brown. La société et le sacré dans l'Antiquité tardive, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire #316, 1985, p. 198.
  14. Cité in P. Brown. ibid. p. 47.
  15. P. Riché, in P. Grimal (éd.) Histoire mondiale de la femme, t. 2: L'Occident, des Celtes à la Renaissance, Paris, Nouvelle Librairie de France, s.d., pp. 36-37.
  16. J. Descola. Histoire d'Espagne, Paris, Fayard. Col. Les Grandes Études historiques, 1959, p. 79.
  17. J. Descola. ibid. p. 80.
  18. P. Petit. op. cit. pp. 59-60.
  19. Franz Altheim ajoute au syncrétisme lorsqu'il rappelle que le 25 décembre marquait l'anniversaire de la naissance de tous les dieux solaires orientaux et qu'on célébrait, depuis l'imperium d'Aurélien, tous les quatre ans l'avènement d'un Aigon en l'honneur du dieu Sol Invictusavec une pompe extraordinaire. La fête de Noël des Chrétiens ne serait donc pas seulement un syncrétisme de la naissance du Christ et de l'anniversaire des dieux solaires, mais également une confusion politique avec la personne même de l'Empereur Constantin.
  20. A. Grabar. op. cit. pp. 74-75.
  21. P. Petit. op. cit. p. 61.
  22. P. Petit. ibid. pp. 64-65.
  23. P. Petit. ibid. pp. 60-61.
  24. M. Goguel. Jésus, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1950, p. 84.
  25. P. Flottes. L'Histoire et l'inconscient humain, Genève, Ed. du Mont-Blanc, 1965, p. 170.
  26. J. Ellul. La subversion du christianisme, Paris, Seuil, 1984, p. 145.
  27. F. Altheim. Le déclin du monde antique, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1953, p. 409.
  28. J. Ellul. op. cit. p. 146.
  29. P. Brown. op. cit. 1985, p. 19.
  30. P. Brown. ibid. p. 94.
  31. P. Brown. op. cit. 1995, p. 80.
  32. A. Grabar. op. cit. p. 27.
  33. N. Bériou. «Femmes et prédicateurs», in J. Delumeau (éd.) op. cit. p. 69.
  34. P. Brown. op. cit. 1995, p. 449.
  35. Saint Augustin. Les Confessions, Paris, Horay & Cie, réed. Livre de poche, Col. Chrétien # A3-A4, 1947, p. 245 et 33.
  36. P. Brown. La vie de saint Augustin, Paris, Seuil, 1971, p. 249.
  37. J. Daniélou et H.-I. Marrou. Nouvelle Histoire de l'Église, t. 1: des origines à Saint Grégoire le Grand, Paris, Seuil, 1963, p. 345.
  38. A. Manguel. Histoire de la lecture, Paris/Montréal, Actes Sud/Léméac, 1998, p. 230.
  39. G. Gabbois. «"Vous êtes presque la seule consolation de l'Église"», in J. Delumeau (éd.) op. cit. p. 321.
  40. E. Weber. L'Action française, Paris, Fayard, 1985, pp. 22 et 63.
  41. S. Grésillon. «Catéchiste volontaire, une vocation féminine», in J. Delumeau (éd.) op. cit. p. 327.
  42. H. Daniel-Rops. L'Église de la Renaissance et de la Réforme, t. 2: Une ère de renouveau, la Réforme catholique, Paris, Fayard, Col. Les Grandes Études historiques, 1955, p. 45 et n. 22.
Jean-Paul Coupal.
La chrysalide,
pp. 157-168.
Jérôme Bosch. L'Avarice, détail des Sept Péchés capitaux

MORALISATION
VI.3 DU CULTE DES SAINTS PATRONS À LA CORRUPTION DU ROYAUME DES CIEUX Il faut lire les écrits de Salvien de Trèves (†484) - que jamais l’Église ne béatifia bien sûr -, prêtre de Marseille au temps des «grandes invasions» (Ve siècle) et disciple de Jean Chrysostome, pour saisir le coût social consenti par la morale de l’amour-agapè pour se concilier les faveurs du pouvoir politique et de la richesse des puissants, des patrons romains: «“Il n’y a pas d’endroit dans l’Empire où les officiers du Prince ne s’acharnent à sucer le sang des villes et à dévorer la veuve et l’orphelin, à opprimer tout ce qu’il y a de personnes vertueuses”. Il n’y a que les grands et les complices de leurs rapines qui peuvent vivre tranquillement. Les pauvres, les malheureux sont devenus la proie de cette “bande de brigands”. Il pleure le sort de “ces Gaules malheureuses… épuisées à force de rapines”. Le pays est “accablé sous le poids des impôts, et comme livré à une troupe de tyrans qui achève de l’étouffer”. Et comme s’il se sentait impuissant à décrire dans toute leur horreur les atrocités dont il fut donné d’être le témoin, il s’écrie: “Est-il éloquence assez forte pour faire comprendre toute la noirceur d’un tel crime!” Le plus triste c’est que les pauvres et les opprimés sont privés de toute défense. Personne, pas même l’Église, ne vient à leur secours: “Qui secourra les misérables, puisque les prêtres mêmes du Seigneur ne s’opposent en rien à la violence des méchants. La plupart d’entre eux ne disent mot, les autres parlent si faiblement, que c’est la même chose que s’ils se taisaient”. Il ne reste à tous ces malheureux qu’une seule ressource: la révolte ouverte contre la société qui la tyrannise. Nombreux sont ceux qui s’enfuient chez les barbares dans l’espoir de trouver chez eux des mœurs plus justes et plus douces que dans leur propre pays. D’autres forment des bandes errantes et essaient de se venger sur les propriétaire (sic!) qui leurs tombent sous la main, de toutes les souffrances endurées. […] “On voit avec douleur une infinité d’orphelins issus d’honnêtes familles dans la triste nécessité de passer chez les ennemis de l’État, pour se soustraire à la persécution publique et pour ne pas expirer sous le poids de la vexation. Ils vont chercher dans l’humanité des barbares un asile contre l’inhumanité des Romains. Malgré la différence des mœurs, la diversité du langage, et, si j’ose dire, malgré l’odeur infecte qu’exhalent les corps et les habits de ces peuples étrangers, ils prennent le parti de vivre avec eux, et de se soumettre à leur domination plutôt que de se voir continuellement exposés aux injustes et tyranniques violences de leurs compatriotes. de là vient que de tous côtés ils passent chez les Goths, chez les Bagaudes, chez les autres barbares, et ils n’ont pas sujet à se repentir”. Il approuve ces désertions. Mieux vaut aller vivre avec ceux qui, sans connaître le Dieu chrétien…, pratiquent les vertus qui font défaut à ses coreligionnaires. Il ne s’agit plus d’aspirer à la perfection chrétienne. Il suffit d’être un peu moins corrompu et dépravé que les autres: on est en droit de se considérer alors comme un modèle de toutes les vertus: “C’est de nos jours une espèce de sainteté dans le christianisme, que d’être moins vicieux que le commun des chrétiens”…»1 Salvien se fait ici témoin du coût moral et spirituel de la «subversion» du christianisme par le constantinisme. Il est aussi témoin des conséquences sociales de la doctrine économique de Théodoret de Cyr. Enfin, il nous offre le premier constat de l’échec de l’agapè comme modèle interpersonnel des relations sociales de la cité chrétienne.

Pire encore, Constantin semblait trouver ce prix insuffisant! Déjà il sentait le christianisme lui couler entre les doigts, aussi, comme le rapporte Paul Petit, «il se peut qu’à la fin de sa vie, Constantin ait jugé que l’arianisme correspondait mieux à l’idée qu’il se faisait d’une monarchie divine, avec le Fils subordonné au Père, sur laquelle se modelait sa propre monarchie avec ses Césars étroitement mis en tutelle».2 C’était déjà le sort de l’Église d’Orient qui s’acheminerait bientôt vers un césaropapisme, avec sa centralisation administrative gravitant autour du cubiculum, la chambre à coucher de l’Empereur, et où se joueront tant d’intrigues byzantines. Pour Delumeau et pour Ellul, qui réévaluent l’impact de la révolution constantinienne sous le regard de la démocratie libérale, et non plus de l’autoritarisme bainvillien, comme le faisait Daniel-Rops, c’était un désastre. Cette confusion de l’Église et de l’État leur apparaît «contre-nature», parce que la logique du pouvoir monarchique et centralisateur est incompatible avec le message prêché par les Évangiles: «Le christianisme catholique devient religion d’État, et il se produit un échange: l’Église est investie d’un pouvoir politique, et elle investit l’empereur d’un pouvoir religieux. Nous sommes ici dans la même perversion: comment Jésus pourrait-il se manifester dans un pouvoir de domination et de contrainte? Nous devons dire avec force qu’ici nous avons la perversion de la Révélation par la participation à la politique, par la recherche d’un pouvoir. L’Église s’est laissée séduire, envahir, dominer par la facilité de répandre l’Évangile avec puissance (une autre puissance que celle de Dieu) et d’user de son influence pour rendre l’État aussi chrétien. Prodigieuse acceptation de la Tentation que Jésus, lui, a refusée: quand Satan lui présente tous les royaumes de la terre en lui disant qu’il les lui donne, Jésus refuse. Mais l’Église va accepter».3 Et c’est dans la corruption même de l’Église par l’État que Jacques Ellul situe la cause première de l’intolérance chrétienne exercée au cours des siècles: «Dès lors l’empereur va pourchasser les païens, confisquer les temples pour les donner à l’Église. On est effrayé de la facilité avec laquelle l’Église va accepter cela. Devenue persécutrice à peine sortie elle-même de la persécution. Corrompue par le pouvoir aussitôt après avoir accédé à la simple paix. Elle vit toujours dans l’imagerie de ses martyrs, de ses saints. Mais elle produit des martyrs de l’autre côté».59 Ellul parle ainsi du texte «accidentel» de Paul aux Romains: «omnis potestas a Deo» (13): tout pouvoir vient de Dieu, ce qui «peut recouvrir n’importe quelle violence», comme l’histoire le démontre de multiples manières. Si le pouvoir politique, comme l’empereur, a souvent eu besoin de l’unité de l’Église pour assurer sa puissance, l’Église, elle, s’est dotée de ses propres appareils de puissance et d’une hiérarchie politique capable d’assurer sa propre unité, d’où son inévitable entrée dans les jeux politiques. Au contraire, pour Peter Brown, cette corruption devient spiritualisation de l’État: «Ils décident que les empereurs chrétiens doivent les aider, et à partir du règne de Théodose Ier, païens et hérétiques sont progressivement privés de leurs droits civiques pour être finalement contraints à se convertir à la religion catholique. Le sentiment d’une mission spirituelle affecte l’État romain. L’empereur chrétien, lui aussi, devra répondre devant le Christ de l’âme de ses sujets».4 Entre le paradoxe de saint Pierre et le césaropapisme, l’Église occidentale devra choisir, c’est-à-dire redéfinir ses intérêts politiques: «L’Église est sans cesse amenée à faire ce que Jésus a explicitement refusé: servir d’arbitre entre des parties juridiques. Et de ce fait elle servira aussi des intérêts… Qui dit droit, dit intérêt! Alors, elle sera bientôt amenée soit à servir le groupe le plus puissant soit à défendre les faibles (ce qui est bien!), mais comment le ferait-elle sans être en même temps en relation avec les dominants. Si les évêques peuvent défendre les humiliores, c’est parce qu’ils sont eux mêmes reconnus comme des puissants par les autorités».5 Et l’on voit un saint Augustin se plaindre qu’il est «surchargé de besognes administratives». Peu à peu, l’État prend la place visible de l’Époux absent de l’Église.

L’État, mais derrière l’État encore, les patrons. Tout pouvoir s’accompagne de richesses financières et de puissances économiques. L’intérêt porté sur la compromission politique a fait perdre de vue aux historiens et aux critiques la corruption des institutions cléricales à partir de la subversion constantinienne de l’Église, corruption qui put remonter bien haut, jusqu’à infecter même le Royaume de Dieu. La cité terrestre, menée par Satan sous sa face avaricieuse, Séraphin des Ténèbres de l’excrément vernis d’or, réussit jusqu’à souiller la parfaite maison du Seigneur en créant une cour céleste de saints patrons, dont l’ascension spirituelle s’est mise à dépendre de l’investissement financier des corporations terrestres à la la recherche d’un père fondateur ou d’une mère protectrice. Derrière la cour aristocratique de la sainteté qui gravite autour de Dieu (en trois personnes), de la Vierge et des anges, se profile le patronage corrupteur des causes de béatification et de sanctification, procès où l’on achète des «places d’honneur» au Royaume des Cieux comme des loges à l’opéra ou des bancs seigneuriaux à l’Église.

C’est aux travaux de Peter Brown et de John Dominic Crossan que nous devons la claire conscience de ce pont économico-spirituel entre le patron romain et le saint patron chrétien. Pour Crossan: «Patronage and clientage have been discussed so far primarily as modes of social relationship and political organization. But they can organize heaven just as well as earth. They can be religious and theological just as well as social and political, and usually both if either. Thus, for example, in a conceptual essay, Anthony Hall defines the term patron as “a person of power, status, authority and influence… an employer, a ceremonial sponsor or even a protecting saint, but is only relevant in relation to a less powerful person or ‘client’ whom he can help or protect”… And in a bibliographical article in that same anthology, James Scott has a section, “Religious Clientelism”, in which he maintains that “the relationship between a ‘saint’, prophet, or religious teacher and his followers may often be viewed as a patron-client relationship despite the fact that grace and divine inspiration supplement the material resources of the patron. In some societies, networks of religious patronage may constitute a ‘shadow’ social structure in potential conflit with secular forms of authority. In others, religious clientelism may become the predominant mode of authority’…»6 Peter Brown note également que «toute tentative pour se protéger et pour lutter contre l’injustice [devait] passer par l’entremise d’un homme important un patronus - qui exerce son influence à la cour. Le concept médiéval du “saint patron” intervenant en faveur de ses serviteurs auprès d’une cour céleste lointaine et imposante est une projection idéalisée de cette pratique courante dans la vie quotidienne à la fin de l’empire».7 L’évolution du «suffragium», de l’«élection» - c’est-à-dire du vote du peuple libre dans l’élection des candidats (des patrons) aux assemblées (les comices) -, permet de rappeler l’efficacité de l’«influence, l’intérêt, le patronage d’un homme puissant»: «Such patronage, rappelle Crossan, was ideally based on the moral obligation of reciprocity, but, where, and as that ethos desintegrated, patronal influence could be bought and paid for in cash. Finally, then, “not later than the end of the fifth century”, the word suffragium came “to mean not only the influence which the great man exercises but also the actual sum of money or other bribe given him in return for excercising it”. That, however, is only the political side of the story. There is also a religious counterpart. The historical evolution of suffragium in terms of earthly power within Roman imperialism is mirrored in terms of heavenly power within Catholic Christianity».8 D’autre part, Brown parle de ces saints hommes, directeurs de conscience et maîtres spirituels, «ces hommes oblitéraient leur passé sous l’apport de quelque chose de neuf: la chaude sève de l’amicitia sénatoriale de la Rome tardive et l’intensité des relations que l’on avait eues, dans cette Rome tardive, avec des maîtres aimés pouvaient désormais se donner libre cours dans un style de relations qui venait d’être forgé, celui des relations avec l’autre monde. Amicitia, pour un Romain tardif, cela voulait dire aussi protection et pouvoir. Le saint était le patronus, le protecteur, avec lequel il était souhaitable d’établir une relation de client. Les reliques du début du Moyen Âge étaient souvent nommées, tout simplement, patrocinia; des symboles portatifs du patronnage des saints. Inutile de vouloir apprendre à des hommes de la romanité tardive, inutile de vouloir apprendre aujourd’hui à leurs historiens quelles étaient les dures réalités des systèmes de patronage et de dépendance qui se durcissaient dans tout l’Occident au début du Moyen Âge…»9 En fait, la notion de patron tendait à passer de l’univers profane et séculier à celui sacré et transcendant, élèvent des valeurs sociales au niveau de valeurs spirituelles et morales: «Car il était le patron idéal. Les relations avec lui étaient dépourvues de l’âpreté habituelle des relations patron-client. Au sein de la société, il était un non-participant. Sociologiquement, il n’était pas un humain: sa vie était celle d’un ange, demutha demal’keh. Au sein de sa communauté, il était, officiellement, l’étranger. En conséquence, toute obligation contractée envers lui était différente des obligations normales, mutilantes et humiliantes, qui reliaient le villageois à ses voisins humains».10

Cette évolution s’est développée tout au long de l’Antiquité tardive, suivant le rapport de force social qui soutenait la position politico-religieuse de chacun. L’élection épiscopale dépendait de la position tenue respectivement par les patrons et par les clients, tantôt symboliquement tantôt efficacement, selon les aléas de l’Empire. Le patron (patronus), était essentiellement le protecteur, le défenseur, des affranchis, mais surtout des clients (cliens) dont le lien est fondé sur la notion de fides, ces derniers étant membres de familles pauvres, d’anciens parents déchus, des étrangers, des esclaves affranchis. «Le patron aide son client, qui, en retour, lui doit respect et dévouement. Par la suite, l’institution de la clientèle se généralisa et, aussi, dégénéra. Son caractère quasi sacré se perdit, au profit de considérations plus pratiques. Une clientèle nombreuse fut signe de puissance et un instrument non négligeable au moment des élections. Tous les matins, les clients viennent saluer leur patron (salutatio matutina), qui leur fait remettre la sportule*. À la fin de la République et sous l’Empire, beaucoup de clients étaient en réalité des parasites».11 On reconnaît déjà là toute la pratique quotidienne du culte des saints - la protection du saint patron, son aide par l’intercession aurpès de Dieu, la salutation matutinale et les bénéfices en retour, enfin les «remerciements pour faveurs obtenues» propre au parasitisme de la dévotion -, projection sur l’organisation du Royaume des Cieux de l’organisation sociale romaine. Aux liens interpersonnels construits sur l’agapè, nous nous retrouvons avec le développement de l’idée de clientélisme et de patronage, idée subversive de la notion sociale de partage à laquelle on préfère la distribution des biens par une autorité patronale.

Crossan, s’inspirant d’un «brillant article» paru en 1954 de G. E. M. de Ste. Croix, distingue trois sortes de relations patronales qui se sont transmises à travers l’idéologie chrétienne. «The first usage, suffragium-as-vote, appears by the middle of the third century in connections with the election of bishops. “In the early Christian church, the one way in which the mass of the laity might on occasion hope to exercise a decisive influence was in the election of a bishop of their choice. But in the ecclesiastical as in the secular sphere, decision from below (in so far as it existed) tended to be replaced by decision from above, and in the long run the ordinary laity lost the voice they seem to have possessed in the early days. St. Cyprian, bishop of Carthage for some ten years prior to his martyrdom in 258, several times uses the expression suffragium plebis or populi or omnium in relation to the election of bishops; but it is certain, despite some rather ambiguous expressions, that he is not thinking of any popular vote: it is the comprovincial bishops whose iudicium is to decide the choice, in the presence of the laity (plebe praesente), whose suffragium can only be expressed in the form of acclamations… Cyprian seems to be the earliest surviving writer to advocate this method of electing bishops, which he represents as the only proprer one”. Such popular acclamatory concurrence was considered essentiel, at least theoretically, into the fourth and fifth centuries, and popular acclamation alone sufficed to elect very special bishops like Saint Martin of Tours or Saint Ambrose of Milan even in the second half of the fourth century. But by the middle of the sixth century, the participation of the laity in episcopal elections was a thing of the past».12 Saint Augustin, on l’a dit, fut élu évêque d’Hippone, mais aujourd’hui le dernier vestige de l’élection patronale se trouve dans les conclaves où les candidats agissent souvent comme le patron romain, se faisant une clientèle des évêques suffrageants, achetant d’argent ou de protection le vote qui servira à désigner le successeur légitime de saint Pierre.

«The second stage, suffragium-as-influence, also finds its conterpart in religious usage. “By the later fourth century the term patrocinium has begun to be applied to the activity of the apostles and martyrs on behalf of the faithful; in the writings of St. Ambrose, and later Prudentius, St. Augustine, St. Paulinus of Nola and others, the martyrs are the most powerful of patroni… The expression suffragium then finds its way into everyday religious terminology, in the sense of ‘intercession’. Just as the terrestrial patron is asked to use his influence with the emperor, so the celestial patron, the saint, is asked to use his influence with the Almighty… As in the terrestrial sphere, so in the celestial, the lack of a patron might be fatal, for even the Almighty could hardly be trusted to give the right verdict unless an approach could be made to him through an influential intermediary”. Ordinary pagan Romans, having grown up in an earthly world of patronage and clientage, would not find the heavenly world of Christianity too alien a place for late fourth century conversion».13 Le fait de baptiser les enfants sous le patronyme d’un saint - un martyr, un apôtre, un membre du clergé qui a laissé sa marque ou un laïc qui s’est dépensé en charité et en bonnes œuvres - institua de façon profonde le clientélisme dans la structure même des relations socio-affectives avec la hiérarchie du Royaume des Cieux.

«Finally, there is the third usage, suffragium-as-bribe. “From the fifth century onwards we begin to hear frequently of simony, the sale or purchase of ecclesiastical preferment or spiritual gifts, an offence with which the Church seems not to have been seriously troubled under the pagan empire, but which now becomes rife. It need not surprise us to find the word suffragium applied to the corrupt practices by which bishoprics were so often procured… Here again we find the unpleasant customs of the secular world imposing themselves also in the ecclesiastical sphere”» Il s’agit ici de la corruption politique ou la fraude la plus commune que l’on retrouve déjà dans toute institution humaine. La désignation, la protection et la corruption sont les trois types de rapports sociaux qu’hérita l’idéologie chrétienne de l’organisation sociale romaine et elle les projeta jusque sur l’organisation même du Royaume annoncé par Jésus. Le patronage renvoie à la circulation des élites au Paradis, comme il la reproduit à l’intérieur de l’Église chrétienne, de sorte que si les chrétiens ont tant de difficultés à se donner une image concrète du Paradis, c’est bien parce qu’il ressemble trait pour trait aux institutions romaines héritées par l’Église catholique. L’Église est une royauté où agit le patronage, la hiérarchie des places et les rivalités d’influence, jusqu’à l’efficacité des intercessions auprès du Père céleste. Est-ce bien là le royaume annoncé par Jésus-Christ?

Il a fallu les déboires successifs de l’Église romaine depuis la Révolution française et la perte du pouvoir temporel de la papauté sur ses propres états italiens, pour la voir, humiliée, se faire la protectrice des humiliores. Mais comme elle n’a pas été humiliée avec les humiliores, elle n’a jamais pu comprendre ces pauvres qu’elle prétendait défendre. Tandis que les humiliores demeuraient bafoués dans leur liberté et leur dignité, l’Église n’a été dépouillée que de son prestige par des boutades lapidaires du genre de la question de Staline qui demandait de combien de divisions armées disposait le pape. On le voit, il s’agit de deux genres bien différents d’humiliation. Aussi, le protestant Ellul peut-il aller plus loin que le catholique Delumeau, et parler de la «double face de l’Église»: «L’Église présente un visage de paix et de tolérance mais elle cache sa répression et son intolérance, écrit-il. L’Église n’a pas été forcément du côté du pouvoir installé […] parfois elle joue la carte du pouvoir naissant, de celui qui a le plus de chances politiques. Mais elle a parfois été violemment contre le pouvoir installé».14 Le commun des humiliés chrétiens ne pouvait choisir le pouvoir qu’il allait appuyer.

Et c’est ce que l’arrivée de Jean-Paul II au pontificat a révélé pour bon nombre de catholiques qui croyaient, depuis l’aggiornemento de Vatican II, l’Église décidément engagée du côté des «enfants humiliés». Pour ces optimistes du concile, l’Église se réconciliait finalement avec la liberté de conscience et la démocratie, elle faisait de la justice sociale une valeur sienne contre l’économie de marché et la production par salariat. Enfin la cité terrestre pouvait devenir autre chose que la cité du Diable et les souffrances, comme l’exposait saint Augustin, n’était plus nécessaire pour valorisser la charité. Après le «bon pape Jean» de l’aggiornemento, l’insipide Paul VI ramena les horloges à l’heure. L’Église du trop éphémère Jean-Paul Ier - il aurait osé dire que les péchés sexuels étaient de bien petits péchés, ce qui n’a pas dû plaire à l’Esprit Saint qui ravisa son vote de confiance et rappela à lui cet esprit singulier -, sombra dans les scandales financiers et interlopes de banquiers. Enfin on arriva avec le très autoritaire Jean-Paul II, tiré du fin fond de sa Pologne natale, pour rappeler cette «double face» de l’Église comme politique consacrée de la Romanitas. Sa mariolâtrie, fondement de la papolâtrie de groupies hystériques, inspirée du conservatisme social de la catholicité polonaise, n’a jamais cessé d’exprimer l’obstination dans la banalité d’un discours éloigné des réalités vécues. Même lorsqu’il pense faire ouverture d’esprit et demander le pardon pour l’Église des Croisades, génocides culturels amérindiens, ou autre silence sur les camps d’extermination nazis, il ne fait que montrer son manque total de conscience historique: «En se repentant des croisades, par exemple, les Églises font simplement la preuve d’un manque de sens historique»15, écrit un Alain Besançon, peu suspect pourtant d’hostilité à la hiérarchie catholique. Sans la soupe médiatique dans laquelle il mijotte depuis plus de deux décennies, il n’aurait attiré que les fanatiques de la vieille garde (malheureusement encore trop puissante) de l’Opus Dei - dont il sanctifia le fondateur -, et les adeptes de la Schwärmerei charismatique. Aussi, a-t-il pu devenir une véritable vedette des journaux à potins et des paparazzi habitués généralement à couvrir les scandales grotesques du jet-set et des membres des familles royales. Mais pour ceux qui écoutent et entendent ses discours ou lisent ses encycliques, le scandale est intolérable. Sa grande incompétence à saisir la réalité est apparue, entre autres, dans son homélie prononcée à Toronto, lors de son «pèlerinage» au Canada en 1984. Se penchant sur le problème crucial et bien concret du travail en crise et de l’arrogance technologique, cette homélie délira pendant vingt-cinq minutes sur Notre-Dame des Sept-Douleurs - son thème favori -, et ruminer cinq minutes d’idioties sur la bonne volonté entre le capital et le travail. Lamentabilis et odiosus. Le pape Jean-Paul ne s’adresse pas à l’intelligence des chrétiens mais à leurs émotions et à leur sens du clientélisme devant la toute-puissance fantasmatique d’un Dieu qui applaudit au triomphe de l’économie de marché affichée à même les galets abattus du mur de Berlin.

Mais face à Jean-Paul II demeurent les contestataires qui sont, eux aussi, de l’Église: «Autrement dit il y a toujours eu dans l’Église, comprise au sens spirituel et théologique, un courant hostile au pouvoir politique, un courant révolutionnaire et anarchisant. Mais ce n’était pas celui-là que la société dans son ensemble, et surtout pas les pouvoirs politiques, reconnaissaient comme Église».16 Ces croyants sincères refusent de se laisser déposséder de leur subjectivisme sans pour autant le vivre comme un péché d’orgueil. Un peu comme ces membres fatigués du Parti Communiste français, ils espèrent que la critique et l’espérance pourront un jour les réconcilier dans leur foi. Cette espérance repose certes dans la conception de la «societas perfecta» de la communauté chrétienne plus que dans la Cité de Dieu, mais elle repose également dans le fait «que la collusion de l’Église et de l’État n’est pas constante ni unanime», même si «la corruption de la Révélation par la fréquentation des politiques, elle, a été constante et décisive».17 Ils ne voient pas qu’un retour au christianisme primitif ne peut que conduire à un retrait du monde, ce qui est inconciliable avec les fondements de la démocratie qui animent les critiques qu’ils formulent présentement contre l’Église. De quel côté qu’on se tourne, dans quelle logique qu’on s’engage, il n’y a pas d’issue pour le chrétien sincère, sinon que le choix déchirant entre l’Église et Jésus - l’Église du Christ sans Christ, comme l’annonce le prédicateur de «Wise Blood», film de John Huston (1979). Le christianisme est la Croix du chrétien! S’il tente de se réfugier dans la solution de la foi individuelle, comme le protestant, dans un face à face intérieur de sa conscience avec Dieu, il se détache de l’unité de la communauté; s’il s’absorbe dans la communauté, comme le catholique, il doit se résigner à obéir à une quelconque autorité qu’il désavoue secrètement et appuyer des positions qui contredisent ses propres intentions. Il y eut bien cette solution mitoyenne amorcée par le Sillon au début du siècle, reprise par les prêtres ouvriers, et plus tard par les communautés de base dans la foulée de l’aggiornemento, mais toutes ces expériences, trop marginales, furent emportées par les contradictions dont la solution mitoyenne entendait faire la part. Tout cela marque l’inconsolable deuil des Occidentaux face à la perte des illusions - au sens freudien du terme - de la Promesse de salut contenue dans la Résurrection du Christ, ce qui les livre, abandonnés à eux-mêmes, à la Passion de Jésus. L’avarice du patronage de l’Église à tout rongé, tout englouti, tout absorbé… tout dépensé.

Notes III(VI.3)
  1. G. Walter. Les origines du communisme, Paris, Payot, Col. P.B.P. # 252, 1975, pp. 172-173.
  2. P. Petit. op. cit. p. 66.
  3. J. Ellul. op. cit. p. 146.
  4. J. Ellul. ibid. p. 147.
  5. P. Brown. op. cit. 1995, pp. 99-100.
  6. J. Ellul. op. cit. p. 154.
  7. J. D. Crossan. op. cit. p. 68.
  8. P. Brown. op. cit. 1995, p. 41.
  9. J. D. Crossan. op. cit. p. 69.
  10. P. Brown. op. cit. 1985, p. 22
  11. P. Brown. ibid. p. 120.
  12. J.-C. Fredouille. Dictionnaire de la civilisation romaine, Paris, Larousse, Col. Dictionnaire de l'homme du XXe siècle # D24, 1968, p. 67. * La sportule était le petit panier de secours en nature (aliments, repas, provisions) que les patrons accordaient à leurs clients, à l'heure de la salutation matinale; par la suite, ce secours fut remplacé souvent, par une somme d'argent. ibid. p. 223.
  13. J. D. Crossan. op. cit. p. 69.
  14. J. D. Crossan. ibid. pp. 69-70.
  15. J. Ellul. op. cit. p. 155. Pour la remarque de Staline à la Conférence de Yalta, cf. M. Mourin. Le Vatican et l'URSS, Paris, Payot, Col. Études et documents, 1956, p. 127.
  16. A. Besançon. Trois tentations dans l'Église, Paris, Perrin, Col. Tempus #19, 2002, p. 131.
  17. J. Ellul. op. cit. p. 156.
  18. J. Ellul. ibid. p. 157.

Jean-Paul Coupal.
La chrysalide,
pp. 527-535.

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